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pied dans le monde phénoménal et vérifier leurs conjectures par l’expérience. De telles vérifications échappent à la métaphysique ; mais, si elle n’a pas l’expérimentation et le calcul, elle a l’induction, l’analyse et le raisonnement, et ce ne sont pas là des moyens absolument impuissans. Sans doute il faut toujours un point d’appui : si haut que l’on s’élève dans l’atmosphère, c’est encore l’air qui nous pousse, et il ne faut pas, suivant la charmante image de Kant, imiter la colombe qui, fière de la facilité de son vol, s’imagine qu’elle volerait plus rapidement encore, si elle planait dans le vide. La métaphysique ne peut donc se passer d’un point d’appui : ce point d’appui, on l’a vu, elle peut le trouver dans les sciences elles-mêmes et dans les hautes généralités scientifiques, qui ne sont d’ailleurs que les applications des idées fondamentales de l’esprit humain, telles que la psychologie les découvre dans la conscience.

Pour finir par où nous avons commencé, nous voudrions que tous les savans et tous les théologiens, bien loin de chercher toujours à décourager la philosophie par leurs envieuses critiques, lui applaudissent au contraire et la suivissent de leurs vœux. La métaphysique n’offrira jamais sans doute cette absolue certitude que l’on trouve soit dans un dogme religieux, soit dans une science rigoureusement démonstrative, et, si elle est sage, elle se contentera de ce que M. Emile Saisset appelait si justement « un dogmatisme limité. » La métaphysique a néanmoins deux grandeurs par où elle est immortelle : d’un côté, elle est le plus haut effort de la liberté de la pensée ; de l’autre, elle nous ouvre des perspectives profondes sur les régions de l’éternel et de l’invisible. Par la liberté, elle est la sœur de toutes les sciences ; par l’infini, elle est la sœur de la religion. L’esprit humain n’a nul intérêt à se mutiler lui-même, et il est impossible de fixer des limites infranchissables au cercle de la vérité. Si l’on voulait limiter l’espace, on verrait qu’au-delà de ces dernières limites il y a encore de l’espace ; ainsi en est-il du champ de la vérité. L’esprit humain franchira toujours ces limites arbitraires, et ne s’arrêtera qu’à la conception du dernier intelligible, de la dernière substance et de la dernière cause. Ainsi monte de degrés en degrés la métaphysique dans la région des idées pures : c’est de là qu’elle a jusqu’ici défié les attaques du scepticisme, qui, bien loin de la couper par la racine, n’a jamais réussi au contraire qu’à lui imprimer un élan nouveau. Du haut de ce monde intelligible, elle défiera encore le scepticisme dans l’avenir comme par le passé, à la condition toutefois, je l’avoue, de redescendre de temps en temps prendre pied parmi les hommes, et de ne point trop dédaigner la caverne de Platon.


PAUL JANET, DE L’Institut.