Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/494

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien plus élevé et d’une bien autre importance que le sujet lui-même ? Cette raison pure, qui donne au sujet l’unité, la liaison dans le temps, la conscience même, est vraiment la cause et le principe du sujet, au lieu d’en être l’effet et l’attribut. Possédant comme caractère essentiel la nécessité et l’universalité, portant partout avec elle dans la nature et dans le moi l’ordre, la liaison systématique, la vérité, que lui manque-t-il pour être la raison absolue, principe commun de l’objectif et du subjectif, de la nature et de l’esprit ?

D’ailleurs, lorsque l’on parle de la subjectivité de la raison, de quelle raison s’agit-il ? Est-ce d’une raison individuelle, celle de Pierre ou de Paul ? Est-ce au contraire de la raison humaine en général ? Kant ne paraît pas s’être jamais expliqué sur ce point. S’il s’agit de la raison individuelle, comment expliquera-t-on les autres raisons individuelles qui me sont données dans l’expérience, car l’expérience m’apprend qu’il y a d’autres hommes que moi ? Est-ce donc moi qui pense leurs pensées, qui éprouve leurs affections, qui me redouble ainsi moi-même en dehors de moi dans ces milliers d’individus dont les passions me sont antipathiques, dont les idées me sont nouvelles, ou hostiles, ou même entièrement inconnues ? Qui supportera de pareils rêves ? La philosophie de Kant est une philosophie trop sérieuse pour qu’on puisse lui imputer ces amusemens du pyrrhonisme antique, qui du reste lui-même n’a jamais examiné cette difficulté. Lorsque Kant parle de la raison, il est manifeste qu’il entend parler de la raison humaine en général, de celle des autres hommes aussi bien que de la mienne ; mais alors il y a donc quelque chose en dehors de moi, il y a des pensées, des êtres pensans. Ces êtres pensans ont un entendement constitué comme le mien, des lois intellectuelles semblables aux miennes. Dans tous les hommes, il y des formes à priori, des catégories, des idées pures, et ce sont les mêmes. De là on peut conclure que tout n’est pas subjectif : il y a, outre ma raison individuelle, une raison humaine en général, raison qui m’a précédé, qui me survivra, et qui s’étend bien au-delà de ma propre personne. Ainsi le domaine du subjectif s’étend considérablement, et dépasse de beaucoup les limites de la conscience individuelle. Bien plus, la raison une fois sortie de ces limites et devenant la raison humaine en général, qui m’empêche de concevoir cette raison comme plus générale encore, et embrassant non-seulement tous les hommes, mais encore tous les êtres pensans ? Sans doute cette raison serait toujours subjective, ce serait toujours à son propre point de vue qu’elle considérerait l’univers ; mais qui ne voit qu’à mesure que cette raison grandit, s’étend, se généralise, il devient de moins en moins nécessaire de supposer un monde en soi par derrière les phénomènes, car