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dans ses principes généraux et dans ses grandes lignes, il faut observer que, dans toutes les pensées de notre esprit, on peut distinguer deux choses : d’abord ce qui nous vient du dehors, ce qui est l’objet de la sensation, et ce que l’on appelle le phénomène, par exemple la chaleur, la couleur, le mouvement ; — en second lieu, ce qui vient de l’esprit, c’est-à-dire un certain nombre d’idées qui, s’appliquant à ces phénomènes, nous permettent de les coordonner, de les enchaîner, de les généraliser. Ces idées sont les vrais principes de la pensée. On se représente assez bien la séparation de ces deux choses, si l’on réfléchit à l’état de ces pauvres d’esprit qui sont privés de toute réflexion et de toute intelligence et ne sont doués que de la faculté de sentir. Les phénomènes les affectent tout comme nous, mais ils ne les redoublent pas dans leur conscience par la puissance de la réflexion ; ils ne savent pas les convertir en pensées, ce qui est, à proprement parler, ce que l’on appelle comprendre. Sans doute, même chez les idiots, Kant trouverait encore quelques principes purement intérieurs, qui viennent s’appliquer aux phénomènes pour rendre possible la perception des choses extérieures ; mais, les idiots étant privés des idées supérieures de l’entendement et de la raison, cet exemple rend assez bien compte de la distinction établie par Kant entre la matière et la forme de la connaissance, — la matière, qui est fournie par le dehors, et la forme par le dedans.

Maintenant la connaissance des choses, suivant Kant, se compose de trois degrés. À un premier degré, le plus simple de tous, qui est commun à l’animal et à l’homme, à l’idiot comme à l’homme raisonnable, nous percevons les choses extérieures. Cette perception suppose, comme on vient de le voir, une matière extérieure, à savoir les phénomènes. Or ces phénomènes, pour être perçus, sont soumis à une condition : il faut qu’ils soient placés dans l’espace. L’espace n’est pas l’objet direct d’une perception ni d’une sensation ; mais il est la condition qui rend possibles l’une et l’autre : c’est un cadre, un moule en quelque sorte, où viennent se placer les phénomènes à mesure qu’ils sont sentis ; c’est, pour employer le langage de Kant, une forme de la sensibilité. On peut dire la même chose du temps à l’égard des phénomènes internes, des phénomènes de conscience.

Les phénomènes placés et coordonnés dans le temps et dans l’espace deviennent des objets d’intuition et de perception, mais ils ne sont pas encore des objets de pensée. Se représenter un arbre placé en un certain point de l’espace, à une certaine distance d’un autre, ce n’est pas penser un arbre. Le penser au contraire, c’est réfléchir à l’unité et à l’individualité qui le constituent, à l’ensemble des effets et des causes dont il est la résultante ; c’est en affirmer