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il est philosophiquement représenté parmi nous par l’école de M. Littré, par l’ingénieux et subtil M. Cournot ; parmi les lettrés, il compte un adhérent de la plus rare intelligence, et merveilleusement apte à toutes les choses de la pensée, M. Sainte-Beuve ; il a été exposé par M. Renan avec toutes les grâces et toutes les facettes de son talent. On peut dire néanmoins que c’est parmi les philosophes eux-mêmes que le scepticisme scientifique a trouvé, à la fin du siècle dernier, son plus sérieux, son plus profond interprète, Emmanuel Kant, le plus grand des philosophes allemands, l’un des plus grands philosophes modernes.

Pressé entre le théologien et le savant, il faut avouer que le philosophe est dans une situation assez pénible. À l’égard du premier, il est lui-même un savant : il est exigeant, interrogateur, difficile à contenter ; il relève les contradictions de ses adversaires, et se fait gloire de ne rien accepter qui ne lui paraisse évident ; mais à l’égard des savans le rôle du philosophe change, et il n’est pas loin de ressembler à un théologien. Il est alors sur la défensive : il demande à ne pas être serré de trop près, il accorde qu’il y a des difficultés, des obscurités ; il se retranche derrière la morale ; il s’indigne, il s’émeut, il en appelle à la foi du genre humain. Le philosophe est en un mot déchiré entre deux tendances contraires : d’une part, il craint d’être entraîné au mysticisme et au surnaturalisme, de l’autre au matérialisme et à l’athéisme. La philosophie de notre temps avait essayé d’échapper à ce double péril en se séparant énergiquement et de la théologie et des sciences, et en ne leur permettant pas de mettre le pied chez elle ; mais une telle situation n’a pu durer. La théologie d’une part, les sciences de l’autre ont protesté contre un isolement aussi arbitraire. Les philosophes eux-mêmes semblent avoir éprouvé le besoin d’en sortir. Ici toutefois se manifesteraient volontiers deux tendances différentes qui, à un moment donné, pourront avoir d’importans résultats. Les uns, en effet, seraient assez tentés de s’allier aux théologiens, au moins à ceux d’entre eux qui ne sont pas aveuglément et systématiquement ennemis de la raison et de la liberté ; les autres, au contraire, auraient plutôt un secret penchant qui les entraînerait vers les savans, et ils donneraient volontiers la main à ceux d’entre eux qui ne seraient pas systématiquement ennemis de toute pensée spiritualiste. D’une part, une philosophie un peu plus théologique que par le passé, de l’autre une philosophie un peu plus scientifique, telles sont les nuances qui s’accusent déjà parmi nous. C’est ainsi qu’on essaierait de désarmer (peut-être au risque d’être un peu désarmé soi-même) les deux classes d’adversaires que nous avons signalées, et de conjurer ce double scepticisme si funeste à l’humanité et à la