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— Que penses-tu de ce duo ? lui dit-il un jour en s’asseyant au clavecin avant de se mettre à table.

— Hum ! répondit Schikaneder, je n’en ai pas grande idée. Beau, si tu veux, mais trop savant, beaucoup trop savant !

Mozart déchire la page et n’ajoute mot. Tout à coup, au milieu du dîner, il se lève, court à la chambre voisine, et presque aussitôt revient avec une nouvelle esquisse. Schikaneder prend, regarde, et toujours mangeant et buvant :

— Même défaut ! répète-t-il, trop d’art, de recherche ! Tâche donc de faire plus simple, plus populaire ! Tiens, comme qui dirait ce que je chante !

Et, la bouche pleine, il fredonna quelque pont-neuf viennois.

— Bravo ! j’ai ton affaire ! s’écrie Mozart, qui de nouveau s’escrime et touche juste cette fois.

Mozart achevait le finale de son premier acte[1], lorsqu’il apprit qu’une scène rivale se préparait à donner un opéra sur le même sujet. Cela était intitulé le Cistre enchanté, et fut représenté le 6 juin 1791 au théâtre de Leopoldstadt, qui faisait à l’entreprise de Schikaneder une désolante concurrence. La musique était de Wenzel Müller, l’auteur populaire du Moulin du diable. Vienne raffolait alors de ces féeries où, dans le miroir grotesque de la caricature, défilaient et se heurtaient pêle-mêle toutes les idées à la mode, chevalerie, sorcellerie. Qu’on se figure ces parodies à grand spectacle auxquelles nous assistons aujourd’hui, mais avec la pointe voulue d’idéal et de romantisme, avec cette nuance d’ironie qui fait que par instans vous ne savez plus trop s’il faut prendre la chose au plaisant ou au sérieux, tant à ces pantalonades vient se mêler de poésie vraie, d’humaine observation ! Je ne dirai pas : « C’est du caviar pour les basses classes ! » c’est du Shakspeare. Et puis quelle différence entre les deux musiques ! Ici nous acceptons, vaille que vaille, la ritournelle qu’on nous débite, des refrains de tabagie, de honteux motifs puant encore l’obscénité des paroles que ces coq-à-l’âne remplacent ! Là-bas, c’étaient les émanations, à travers les siècles, du génie musical d’une race originellement

  1. Il va sans dire qu’en toute discussion générale je ne saurais avoir en vue que l’œuvre allemande, la distribution, les personnages, le texte, l’esprit, les décors même et les costumes traditionnels. La récente version française, quoique pavée de bonnes intentions, est encore trop reprochable. Je parlerai plus loin des caractères travestis, des sens faussés ; mais comment ne pas regretter tout de suite cet arbitraire introduit dans l’ordre thématique de la partition ? Pourquoi faire quatre actes morcelés, fragmentaires, de ces deux actes larges, nourris, puissans, pleins de contrastes dans leur symétrie admirable ? Qui ne prévoit ce qu’à cet aménagement l’architecturale beauté de l’œuvre devait perdre ?