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intérieur travaillé par la gêne, vint chercher un refuge chez son collaborateur. C’est dans le pavillon d’un jardin attenant à la maison où logeait Schikaneder, aux environs de son théâtre, que l’immortel chef-d’œuvre vit le jour, Gai compagnon et buveur éprouvé, l’hôte anacréontique du grand musicien organisa son programme de manière qu’aux heures de composition succédassent les plaisirs. Il y a temps pour tout dans une existence bien ordonnée, et quand on avait satisfait aux droits souverains de la nuise, Vénus et Liæus pouvaient venir. Les plus jolies filles de la troupe accouraient la nuit aux rendez-vous ; on fêtait la beauté et les vieux vins du Rhin et de Hongrie. Boire, manger, rire, chanter, faire l’amour, c’était l’histoire de tout Viennois à cette époque. Qu’on se figure un paganisme aimable, bon enfant, un naturalisme candidement éhonté, pratiquant ses petits dévergondages sans avoir l’air de s’en douter, et par la naïveté de son impudence déconcertant tout rigorisme ; le péché avant la découverte de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : Papageno, Papagena ; deux types des mœurs viennoises du bon vieux temps ! En ce sens, la Flûte enchantée abonde en énigmes qui deviennent les choses les plus claires du monde pour peu qu’on se représente ce passé. J’ai parlé des deux rôles comiques, mais les autres, — Tamino, Pamina, Sarastro, tous ces prêtres d’Isis et d’Osiris, — par leur dogmatisme plein d’épouvantes sacrées, leurs épreuves terribles qui n’excluent ni la tolérance philosophique ni les doux préceptes d’une morale facile et tout humaine, ne sont-ils pas aussi des Viennois ?

Comme toutes les natures nerveuses, Mozart avait besoin de distractions. Resté seul après son travail, la mélancolie l’envahissait : il lui fallait voir du monde, s’oublier. De tels hommes, de tels génies, ne sauraient être jugés selon les lois ordinaires. Voici par exemple une œuvre sublime, idéale, marquée en quelques-unes de ses parties d’un caractère presque divin, et cette merveille a été conçue, écrite au milieu des plaisirs, des bombances ! Fiesole allait à ses pinceaux, à sa palette, comme il aurait pris une harpe pour chanter un psaume ; mais fra Angelico était un Italien du XVe siècle, et Mozart, enfant de Saltzbourg, vivait à Vienne en 1791. Et ni ses appétits sensuels, ni ses égaremens ne l’ont empêché d’être, lui aussi, le frère des anges. Combien de motifs cette fois pour expliquer la contradiction, l’excuser ! Sait-on ce qu’un artiste moderne dépense de forces physiques dans sa composition ? Qui dit poète, musicien, ne dit pas seulement philosophe. Autre chose est de vivre comme un Kant, un Maine de Biran, à l’état raisonnant, spéculatif ; autre chose est de vivre à l’état sensitif, de créer. Les forces physiques, j’en demande bien pardon aux purs esprits, veulent être réparées ;