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que pense l’artiste, ce qu’il dit et ce qu’il fait n’est point tout. C’est à son œuvre qu’il faut s’adresser pour le bien connaître, et l’œuvre ici respire le sentiment de la plus absolue liberté de l’intelligence humaine dans la recherche du beau, du vrai, du bien, Né dans la religion catholique, fils de parens dévots, croyant lui-même[1], Mozart n’en est pas moins l’homme du XVIIIe siècle, l’être doué d’une exubérance de vie nerveuse, et qui, refoulé en soi par le formalisme d’une société qui le tient à distance, s’il n’est le plus grand des musiciens, sera fatalement Werther. Pas plus que Shakspeare et que Goethe, Mozart ne s’est donc fait. Moins encore que l’auteur d’Hamlet et l’auteur de Faust, l’auteur de Don Juan et de la Flûte enchantée ne doit porter la responsabilité de son génie. S’il fut si grand, pardonnons-le-lui, car il ne savait pas ce qu’il faisait. Ce ne fut pas sa faute, mais celle de son pays, de son époque, dont il fut l’âme la plus sensible et partant la plus musicale.

Qu’on imagine ce qu’une nature ainsi douée devait produire en musique dans un temps où la sensibilité règne partout, dans la philosophie, dans la politique, et tellement abusé de l’heure présente que l’avenir, écœuré, n’en voulant plus, raiera le mot de ses tablettes. Mozart même en tel milieu n’eut pas d’égal. Son être tout entier n’est que sensitivité, à ce point que les facultés d’observation, d’entendement, d’imagination, sembleraient, chez lui, n’exister uniquement que pour donner à la chose ressentie la forme et l’expression d’une œuvre d’art. L’émotion le gagnait au moindre prétexte, sa propre musique tirait des larmes de ses yeux. Aimer, se croire aimé, était son besoin, sa passion. Dès l’enfance, sa tendresse envers son père éclate en traits touchans. « Après le bon Dieu, disait-il, tout de suite, dans mon cœur, vient papa. » Et chaque soir on le voyait approcher son escabeau du fauteuil de famille, et, se dressant sur la pointe de ses petits pieds, baiser au bout du nez le digne homme avant d’aller se mettre au lit. Un ami de la maison, Schlachtner, rassemblant ses souvenirs, écrit à la sœur de Mozart après la mort du frère : « Un dimanche, comme nous sortions de l’office, votre brave père m’emmena chez vous. Wolfgang avait alors quatre ans. Nous le trouvâmes occupé à griffonner avec une plume sur du papier. — Que fais-tu là ? lui dit votre père. — Un concerto pour clavecin, répondit l’enfant ; la première partie sera achevée

  1. Étant à Leipzig en 1789, il s’exprimait encore avec ravissement sur les émotions religieuses de sa jeunesse, « émotions dont aucun protestant ne saurait se faire une idée. On eût dit les baisers du ciel qui descendaient sur moi dans ce pieux recueillement du dimanche. Les sons des cloches m’enivraient, une prière me donnait l’extase ; puis c’était un irrésistible besoin de me répandre par les bois, de voir à travers mille larmes brûlantes tout un monde qui me souriait. »