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la faible scintillation des étoiles, nous promettaient le beau temps. Castor et Pollux brillaient d’une lumière tranquille au-dessus des aiguilles de Charmoz. À quatre heures et demie, nous atteignîmes la Pierre-de-l’Échelle après avoir grimpé en tâtonnant au milieu des blocs erratiques de la moraine du glacier des Bossons. Le jour commençait à poindre, la teinte jaune qui précède le soleil apparaissait à l’orient, une légère vapeur remplissait la vallée de Chamounix ; bientôt la teinte jaune devint rose ou violette, animant d’un léger reflet les neiges, encore pâles des ombres de la nuit, qui revêtent le Dôme-du-Goûté. À cinq heures, nous entrâmes sur le glacier des Bossons. Il était couvert de blocs de glace tombés de celui de l’Aiguille-du-Midi. Les séracs que nous avions admirés s’étaient écroulés et avaient brisé l’échelle abandonnée dès la première ascension. Pour arriver aux Grands-Mulets, nous traversâmes un pont étroit de neige, et nous y déjeunâmes avec un appétit aiguisé par une ascension de 2,000 mètres. À dix heures un quart, nous avions atteint le Petit-Plateau, nous le traversâmes rapidement, et, en montant la rampe qui conduit au Grand-Plateau, nous vîmes avec joie les longues lignes du Jura couvertes de ces nuages arrondis, appelés cumulus, qui pronostiquent le beau temps. À 150 mètres au-dessous du Grand-Plateau, le lac de Genève nous apparut dans le nord-ouest par-dessus le col d’Anterne. Il était onze heures au moment où ceux qui marchaient les premiers, abordant le Grand-Plateau, aperçurent la tente : elle était debout ; seulement la neige s’élevait autour d’elle jusqu’à 1m,20. Au nord-est, elle pesait sur la toile ; au sud-ouest, le rempart de neige était plus élevé encore, mais séparé de la tente par une circonvallation. Au reste, rien n’était brisé ni déchiré. Quand on eut enlevé la neige, elle, reprit sa forme primitive. Le Grand-Plateau nous apparut pour la première fois dans toute sa grandeur : c’est un vaste cirque ouvert au nord et dominé par un amphithéâtre de montagnes qui sont, en partant de l’est, les Monts-Maudits, l’aiguille de Saussure[1], les Rochers-Rouges inférieurs et supérieurs, le sommet du Mont-Blanc, la Bosse-du-Dromadaire et le Dôme-du-Goûté. La roche nue est rarement visible : de puissans revêtemens de glace l’enveloppent presque partout, et celle-ci était recouverte de plusieurs couches de neige récente. Le fond même du Grand-Plateau est un glacier traversé par ces longues et larges fentes appelées rimayes, où l’œil peut mesurer l’épaisseur de la glace dans le cirque dont les glaciers des Bossons et de Taconnay sont les puissans émissaires. La neige tombée

  1. Nous avons ainsi nommé l’aiguille la plus voisine de la cime du Mont-Blanc : elle porte le numéro 55 dans le dessin de la chaîne du Mont-Blanc vue du Breven que donne l’Itinéraire en Suisse de M. Adolphe Joanne.