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de notre hémisphère ; et en même temps celle qui s’élève le plus haut sur les montagnes et descend aussi bas qu’une plante terrestre puisse descendre, puisqu’on l’observe au niveau de l’océan même, dans la Norvège septentrionale. De Saussure appuya sa tente contre le rocher. « Nous soupâmes, dit-il, gaîment et de bon appétit, après quoi je passai sur mon petit matelas une excellente nuit. Ce fut alors seulement que je jouis du plaisir d’avoir accompli ce dessein formé depuis vingt-sept ans, à savoir dans mon premier voyage à Chamounix en 1760, projet que j’avais si souvent abandonné et repris, et qui faisait pour ma famille un sujet continuel de souci et d’inquiétude. Cela était devenu pour moi une espèce de maladie, mes yeux ne rencontraient pas le Mont-Blanc, que l’on voit de tant d’endroits des environs de Genève, sans que j’éprouvasse une espèce de saisissement douloureux. Au moment où j’y arrivai, ma satisfaction ne fut pas complète : elle le fut encore moins au moment de mon départ ; je ne voyais alors que ce que je n’avais pu faire ; mais dans le silence de la nuit, après m’être bien reposé de ma fatigue, lorsque je récapitulais les observations que j’avais faites, lors surtout que je me retraçais le magnifique tableau de montagnes que j’emportais gravé dans ma tête, je goûtais une satisfaction vraie et sans mélange. »

Le lendemain, 4 août, de Saussure ne partit qu’à six heures du matin ; il fut obligé de descendre des pentes très raides pour contourner des fentes nouvelles qui s’étaient formées pendant l’ascension. Au-dessous des Grands-Mulets, le glacier était entièrement changé, les crevasses s’étaient élargies, les ponts s’étaient rompus, et c’est avec des peines infinies que la caravane atteignit la terre ferme à neuf heures et demie du matin. À midi un quart, tous rentraient à Chamounix bien portans. « Notre arrivée, dit de Saussure, fut à la fois gaie et touchante : tous les parens et amis de mes guides vinrent les embrasser et les féliciter. Ma femme, ses sœurs et mes fils, qui avaient passé ensemble à Chamounix un temps long et pénible dans l’attente de cette expédition, plusieurs de nos amis, qui étaient venus de Genève pour assister à notre retour, exprimaient dans cet heureux moment leur satisfaction que les craintes qui l’avaient précédé rendaient plus vive, plus touchante, suivant le degré d’intérêt que nous avions inspiré. »

Tel est le récit de la première grande ascension scientifique qui se soit faite dans les Alpes et l’abrégé succinct des principaux résultats que la science en a retirés ; elle a servi de modèle à toutes les autres, car de Saussure avait en quelque sorte formulé le programme des expériences à entreprendre, des observations à faire et des problèmes à résoudre.