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achever son œuvre, il voulut monter sur le Mont-Blanc et embrasser de cet observatoire élevé l’immense région montagneuse qu’il avait parcourue. Cette masse imposante qu’il apercevait dans toute sa majesté des bords du lac Léman et presque des fenêtres de sa maison était pour lui un défi permanent. Aussi avait-il promis une récompense à celui qui atteindrait le premier la cime réputée inaccessible du Mont-Blanc. Quelques essais timides ont lieu en 1775 et se renouvellent en 1783. Bourrit fit une tentative en 1784, de Saussure lui-même en 1785, en attaquant le colosse par la montagne de la Côte, entre le glacier des Bossons et celui de Taconnay. En juin 1786, le docteur Paccard, Pierre Balmat et Marie Couttet montèrent en suivant le même chemin et s’élevèrent sur le Dôme-du-Gouté, sans pouvoir de là parvenir jusqu’au sommet. Balmat ne redescendit pas à Chamounix, passa la nuit blotti dans la neige, et reconnut le lendemain les couloirs du Petit et du Grand-Plateau par lesquels on peut arriver à la cime. Il communiqua sa découverte au docteur Paccard, et tous deux, partis de Chamounix le 7 août, atteignirent le sommet le lendemain à six heures du soir.

La route était connue. Le 1er août 1787, de Saussure partit de Chamounix avec dix-huit guides, et alla coucher sous une tente au haut de la montagne de la Côte, à 2,563 mètres au-dessus de la mer. Le lendemain matin, il entra dès six heures sur le glacier pour ne plus le quitter. Des crevasses qu’il fallait contourner retardèrent sa marche, et il lui fallut trois heures pour arriver à la petite chaîne de rochers isolés au confluent des glaciers des Bossons et de Taconnay, et qui portent le nom des Grands-Mulets. De Saussure voulait s’élever le plus haut possible, afin d’arriver à la cime le lendemain de bonne heure. Il alla coucher au Grand-Plateau, à la hauteur de 3,890 mètres au-dessus de la mer, à 180 mètres plus haut, comme il le dit lui-même, que le sommet du pic de Ténérifïe. Fatigués déjà par une longue marche et éprouvant les effets de la raréfaction de l’air, les guides eurent beaucoup de peine à creuser, dans la neige une cavité capable de contenir toute la troupe. La cavité fut recouverte par la tente ; mais les guides, toujours préoccupés de la crainte du froid, fermèrent si exactement les joints que de Saussure souffrit beaucoup de la chaleur et de l’air vicié par la respiration de vingt personnes serrées dans un espace étroit. « Je fus obligé, dit-il, de sortir pendant la nuit pour respirer. La lune brillait du plus grand éclat au milieu d’un ciel noir d’ébène. Jupiter sortait tout rayonnant aussi de lumière de derrière la plus haute cime, à l’est du Mont-Blanc, et la clarté réverbérée par tout ce bassin de neiges était si éblouissante qu’on ne pouvait distinguer que les étoiles de première grandeur. » A peine la troupe était-elle endormie