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Quel plaisir de vaincre des obstacles et de braver des périls où la vie est en définitive rarement en jeu, et quelle récompense après la victoire ! Du haut du sommet vaincu, on voit le monde à ses pieds, l’œil se promène au loin sur les vallées et sur les montagnes ; un délicieux repos succède à une fatigue momentanée, un appétit inconnu dans la plaine assaisonne le modeste repas que le guide sert sur le gazon émaillé de fleurs alpines ; un air pur, une lumière éclatante prêtent à tous les objets une beauté inconnue dans l’atmosphère épaisse des régions habitées ; le bien-être du corps réagit sur l’état de l’âme, qui se sent inondée de nobles désirs et de grandes pensées. Les intérêts mesquins et les vanités ridicules du monde s’évanouissent dans leur petitesse, on s’étonne d’y avoir songé, et on se promet de les ignorer désormais. Telles sont les jouissances pures et sans mélange que tout homme bien né éprouvera en présence du grand spectacle dont il est le centre. De plus vives encore sont réservées à celui qui gravit ce sommet avec la volonté d’étudier les lois du monde physique, les phénomènes de l’atmosphère, les productions de la nature dans ces froides régions, ou d’analyser la structure de ces montagnes qui semblent un chaos et sont l’expression d’une règle encore inconnue. Ces ascensions sont des ascensions scientifiques qui ont ajouté à la somme de nos connaissances ; les autres sont des ascensions pittoresques, satisfaisantes pour celui qui les accomplit, mais en général inutiles, car des sensations ne se communiquent guère : les impressions sont personnelles, et tout se résout en une série d’exclamations qui traduisent l’admiration, le contentement et le légitime orgueil du touriste triomphant.

Dans cette étude, je voudrais faire connaître aux lecteurs de la Revue deux ascensions scientifiques au Mont-Blanc faites à cinquante-sept, ans d’intervalle, en montrer l’utilité, le profit que la science en a retiré et celui qu’elle en attend encore. Les sommets des Alpes sont les plus élevés de l’Europe, mais non de la terre. Des ascensions ont été faites dans les Andes et dans l’Hymalaya, des savans émiriens y ont séjourné à des hauteurs supérieures à celles du Mont-Blanc et y ont fait d’importantes observations ; mais des souvenirs et des travaux personnels me ramènent aux Alpes, et je préfère me limiter pour parler pertinemment et en connaissance de cause de ce que j’ai vu et ressenti moi-même.

Jusqu’au milieu du siècle dernier, la chaîne centrale des Alpes n’était connue que des montagnards ; les habitans de la plaine ne la visitaient pas. L’absence ou la difficulté des chemins, qui n’étaient que des sentiers, le manque d’hôtelleries, la crainte de l’imprévu, l’emportaient sur la curiosité. Située au pied du Mont-Blanc, appelé