Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 56.djvu/375

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

c’est la condition humaine. Ne nous en plaignons pas. C’est l’obstacle qui fait la grandeur de l’homme et qui lui confère ses plus nobles droits. Il crée dans l’homme la direction de ses facultés par la volonté et l’intelligence. Il nous donne l’empire sur nous-mêmes, il nous permet de concentrer sur le point qui résiste toute la force de nos facultés. Il donne à l’intelligence les méthodes, les arts, tous les moyens qui aident cette force ou qui y suppléent. Il crée dans l’homme l’être moral, la personne capable, à son choix, de bien et de mal, digne par là du seul bonheur qui ait du prix à nos yeux, le bonheur mérité. De là deux conséquences considérables : la première, que le but de la vie actuelle est bien moins dans les progrès que nous pouvons réaliser, dans le plus ou moins de puissance ou de connaissance que nous pouvons acquérir, que dans la production du bien moral en nous, dans la création énergique de la personnalité. La seconde conséquence, c’est que notre fin absolue n’est pas réalisable dans cette vie, et que s’il n’y en avait pas une autre, l’énigme de la destinée serait insoluble. « Il y a en moi une intelligence qui comprend toute la portée des désirs qui sont le fond de ma nature, une sensibilité qui souffre horriblement, car ses désirs meurent impuissans et ne peuvent se satisfaire sur cette terre. Il y a aussi en moi des facultés qui, malgré des obstacles, possèdent tout le pouvoir nécessaire pour satisfaire ces tendances. Tout cela, je le comprendrais en moi ; je serais malheureux dans la condition actuelle ; je m’expliquerais cette condition ; j’en verrais la nécessité, les convenances, dans une certaine hypothèse que ma nature réclame tout entière, et cette hypothèse ne serait qu’une chimère impossible, absurde ! La plus grande absurdité imaginable serait, au contraire, que cette vie fût tout ; je n’en connais pas de plus grande dans aucune branche de la science. La plus grande absurdité et la plus grande contradiction imaginable serait que cette vie fût tout ; donc il y en aura une autre. »

J’ai tenu à rappeler le plus simplement possible l’enchaînement méthodique de ces grandes et fortes idées qui occupèrent les dernières années de l’enseignement de M. Jouffroy. Elles sont entrées sans doute depuis longtemps dans le domaine public par les vives adhésions qu’elles ont rencontrées, comme par les critiques qu’elles ont soulevées. Il était bon cependant de les remettre sous les yeux de nos lecteurs, dont plusieurs ne connaissent peut-être les maîtres de la philosophie française que par les railleries de leurs adversaires. Il m’a semblé que, dans le cadre si resserré de cette exposition, les principes de la morale de Jouffroy pourraient encore avoir leur prix, parce qu’ils expriment sous une forme scientifique les lois de la nature humaine, ses instincts, ses convictions. Personne,