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ait aimé ou pensé. Et dans une analyse dramatique des grandes émotions de la vie, M. Jouffroy énumérait toutes les circonstances qui viennent nous tirer de la vie aveugle pour nous élever à la pensée morale, à la pensée humaine par excellence : la souffrance d’abord, le mal qui est partout dans la condition de l’homme, jusque dans ces jouissances passagères qu’on appelle le bonheur, le désaccord fatal et permanent entre la pente de nos désirs et le cours des choses ; nos félicités mêmes, si rapides, si précaires, si vite épuisées, nos joies les plus vives, si vite éteintes dans l’ennui et le dégoût, le désenchantement des passions qui semblaient d’abord de voir charmer notre existence, l’effroi subit de ce qu’il y a d’incomplet dans les plus grands bonheurs rêvés et obtenus. Puis c’est la faiblesse de l’homme en face de la nature, qui l’écrase, et de l’infini des mondes, auprès duquel il n’est qu’un néant ; c’est l’histoire de l’espèce humaine, de ses luttes, de ses migrations, de ces voyages des peuples qui partent du fond des temps et des pays inconnus, pour aller de l’obscurité de leur berceau à un but inconnu ; c’est enfin cette histoire de notre globe retrouvée dans ses propres entrailles, par couches successives de créations tour à tour disparues. C’est ainsi que de toutes parts, et sous l’influence de tant de circonstances inévitables, se pose devant la raison de l’homme cette haute et mélancolique question sur l’énigme de la vie. « Alors s’éveillent, alors se développent pour la première fois dans les profondeurs de l’âme humaine trois sentimens endormis jusque-là, et qui ne peuvent éclore qu’à la chaleur de cette triste lumière. Ces sentimens sublimes, la gloire et le sentiment de notre nature, sont le sentiment poétique, le sentiment religieux et le sentiment philosophique… Ou plutôt la poésie, la religion, la philosophie, sont les trois manifestations d’un même tourment, qui se satisfait ici par de laborieuses recherches, là par une foi vive, plus loin par des plaintes harmonieuses, et c’est ce qui fait que les âmes poétiques, religieuses, philosophiques, sont sœurs, et c’est ce qui fait qu’elles s’entendent si bien, alors même qu’elles parlent des langues si différentes… »

C’est avec l’arme mâle et sainte de la science que M. Jouffroy résolut d’aborder le problème. La première des innombrables questions comprises dans l’immensité de ce problème est évidemment la question de la destinée de l’homme dans la vie actuelle. C’est par celle-là que ses recherches commencèrent. Or cette question se résout dans une autre, celle de la nature de, l’homme. Que l’homme ait une fin ici-bas, la raison le conçoit comme une nécessité ; mais cette fin en soi n’est pas une chose observable, qui tombe sous la conscience et les sens : cette fin n’est encore qu’une idée générale