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Son progrès a-t-il été, depuis cette époque, continu, assuré ? Sa marche a-t-elle été moins incertaine, moins lente, moins sujette à de brusques retours ? Les faits sont là, devant nous, et à nos questions l’histoire philosophique de ces vingt dernières années répond tristement.

De cette longue série d’espoirs trompés qui remplissent les annales de la philosophie, de cette dernière déception, plus éclatante à nos yeux que toutes les autres, parce que nous en sommes les témoins, que faut-il conclure, sinon que le problème était moins simple que né l’avait supposé M. Jouffroy ? Il faut bien que cela soit ; sans cela, comment comprendre que depuis Thalès jusqu’à Thomas Reid la philosophie eût cherché inutilement son objet et sa méthode, sans arriver à se définir ? Comment comprendre surtout que les procédés indiqués par M. Jouffroy, l’observation, l’induction, tant de fois employés par ses prédécesseurs, n’eussent produit, entre leurs mains, que des résultats si précaires et des doctrines contradictoires ? Peut-être faut-il chercher ailleurs la solution du problème que M. Jouffroy s’était posé, ou du moins tenir plus de compte qu’il n’a fait, dans la solution proposée, d’un élément considérable, la nature particulière de la vérité philosophique.

Ce qui a trompé M. Jouffroy, ce qui a égaré son imagination, pourtant si mesurée et circonspecte, dans des espérances si vite déçues, c’est une assimilation chimérique de la science philosophique avec les autres sciences, du genre et de la nature des connaissances qu’elle peut atteindre avec les autres ordres de connaissances humaines. Son erreur est d’avoir supposé qu’il ne manquait à la philosophie que la notion plus exacte de son objet pour avoir, elle aussi, comme les mathématiques et la physique, sa marche assurée, et accroître chaque jour son trésor de résultats infaillibles et incontestés. Cela n’est pas. On aura beau faire ; quand même la raison devrait s’éclairer, s’élever, acquérir une vue de plus en plus étendue, un tact de plus en plus précis de la vérité, quand la conscience devrait s’assouplir jusqu’aux plus fines analyses du phénomène intérieur, même dans un perfectionnement inespéré de la méthode et des facultés qui l’emploient, jamais la science philosophique n’atteindra au même degré de rigueur que les autres sciences. Elle aura d’autres mérites assurément. Elle n’est pour cela ni moins indispensable ni moins capable de certitude ; mais la certitude qu’elle nous donné est d’un autre ordre que celle des autres sciences. La vérité qu’elle poursuit est d’une autre essence, singulièrement plus complexe et plus délicate.

La philosophie est une science, mais non une science positive : voilà ce qu’il faut avoir le courage de voir d’une vue nette, pour ne