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l’homme ne peut, pour avoir méconnu ce qu’il peut ; on excède ses droits pour les avoir niés. » Ceux-là seuls pourraient se prévaloir contre la métaphysique de l’objection de Kant, qui seraient décidés aussi bien à refuser leur croyance aux sciences mathématiques et physiques, ces sciences, comme les autres, dépendant de la constitution de l’entendement. — Ce seraient les purs sceptiques, les sceptiques absolus à la façon de Pyrrhon, une secte oubliée, impossible, qui, si elle essayait de renaître, succomberait sous son exagération même. Ceux-là seuls enfin pourraient se refuser à subir ; les conditions humaines de la raison, marquées par l’objection de Kant, qui s’imaginent y échapper par la vision eh Dieu de Malebranche ou l’extase de Plotin. — Ce seraient les mystiques.

Il faut pousser le scepticisme jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde ; il faut consentir à être un pyrrhonien complet pour avoir le droit de détruire la philosophie au nom de l’objection de Kant. Pour y échapper complètement, il faut être un illuminé.

Il est donc vrai, en un sens, que l’objection sceptique est invincible ; mais M. Jouffroy ne s’y arrête pas : il fait ce que l’humanité a fait de tout temps ; sans la résoudre, il la franchit. Le doute suprême, répète-t-il sans cesse, n’empêche pas la raison de croire, et les hommes sont fort disposés à se contenter d’une vérité qui n’est qu’humaine. Une chose surtout le rassure : c’est que, si l’on ne peut démontrer à priori que l’intelligence voit les choses telles qu’elles sont, on ne peut non plus démontrer qu’elles sont autrement. Logiquement, spéculativement, il est possible que ce que l’humanité croit ne soit pas vrai, nous ne pouvons sortir de l’humanité pour juger du dehors la réalité de ses croyances ; mais il n’est pas moins logiquement possible que les choses soient telles qu’elles nous apparaissent, et que les données métaphysiques ne soient des lois de notre entendement que parce qu’elles sont au dehors les principes mêmes de la réalité. Peut-être doit-on regretter que M. Jouffroy s’arrête trop tôt dans cette voie. On souhaiterait qu’il eût suivi Kant dans cette admirable évolution qui transforme en certitude morale une simple possibilité logique par un coup de génie, ou plutôt par une révélation suprême de la conscience. On a pu dire, non sans justesse, en louant cette hardie volte-face du penseur allemand, que « c’est l’histoire de tous ceux qui ont parcouru avec énergie le cercle de la pensée. » En effet, même en admettant que le nescio quid inconcussum, l’indubitable, l’absolu, commence au-devoir, une fois que ce premier terme est posé, les autres s’enchaînent par une loi logique que personne n’a suivie d’un cœur aussi ferme, d’une raison aussi résolue que le philosophe allemand. Sur cette simple notion du devoir, sur cette base retrouvée dans les profondeurs de la raison pratique, tout le reste