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sourde qui les avance d’une manière si étrange, et qui fait qu’après de longs intervalles, pendant lesquels on n’a pas songé à un problème qu’on s’était efforcé de résoudre, tout à coup, un matin, et sans qu’on devine comment, il vous revient et vous apparaît résolu, qu’enfin il se détachait de tout ce qu’il faisait, de tout ce qu’il trouvait, des idées qui venaient secrètement se grouper autour de ces problèmes délaissés, et qui peu à peu en débrouillaient obscurément les énigmes. Quelles étaient donc les solutions qui se formaient silencieusement dans le fond de sa pensée, même quand il semblait oublier ces problèmes, et que sa vie extérieure, son travail, étaient ailleurs ?

Voici comment se posa devant sa raison et comment il franchit l’objection sceptique sur laquelle il revient à plusieurs reprises avec une insistance marquée, particulièrement dans sa préface aux œuvres de Thomas Reid, dans le mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques et dans trois leçons du cours sur le Droit naturel.

La philosophie a vécu deux mille ans au moins, d’une vie réfléchie, dans la pleine lumière de l’histoire, et après deux mille ans elle n’est pas arrivée à une seule solution acceptée et définitive. Comment expliquer ce phénomène singulier et presque contradictoire d’une science si antique par ses origines, si importante par les problèmes qu’elle pose, si illustre par les grandes intelligences qui ont essayé de les résoudre, et en même temps si incertaine, si malheureuse dans ses résultats qu’elle semble condamnée à une immobilité fatale ? La réponse la plus simple à cette question inévitable a été faite depuis longtemps, sous les formes les plus variées ; les négations impertinentes de Gorgias et de Protagoras, l’esprit suspensif de Pyrrhon, la dialectique d’Œnésidème, l’érudition pénétrante de Bayle, la mélancolie passionnée de Pascal, la critique radicale de Kant ont répondu unanimement : cette science n’existe pas, parce qu’elle n’a pas le droit d’exister. Il faut renoncer à cet ordre de problèmes inutiles et irritans.

Ces problèmes étant de toute antiquité, et les grands génies ayant fait effort pour les résoudre, on ne peut accuser de la stérilité des résultats ni le temps, qui n’a pas manqué, ni la puissance des hommes qui s’y sont employés. C’est donc l’esprit humain lui-même qu’il faut accuser, sa nature, ses conditions, ses limites. Nous croyons, dit M. Jouffroy résumant l’objection de Kant, nous croyons, c’est un fait ; mais ce que nous croyons, sommes-nous fondés à le croire ? Ce que nous regardons comme la vérité, est-ce vraiment la vérité ? Cet univers qui nous enveloppe, ces lois qui nous paraissent le gouverner et que nous nous tourmentons à découvrir, cette cause puissante, sage et juste, que sur la foi de notre raison nous lui supposons, ces principes du bien et du mal que respecte