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Telle fut l’attitude active de M. Jouffroy, poursuivant la vérité dans les angoisses, l’affirmant même du sein de ses ténèbres, estimant la vie trop dure à vivre, si l’énigme pèse éternellement sur elle, se refusant à croire qu’on puisse chercher toujours sans trouver, et que l’inquiétude sacrée qui nous dévore soit un mouvement sans but qui se perd dans le vide. Rien de plus opposé assurément à la situation d’esprit légèrement romanesque prise par quelques-uns de nos contemporains, pour qui cette curiosité même est une jouissance, la plus pure des joies intellectuelles, plus noble mille fois, disent-ils, que le plaisir un peu vulgaire de la vérité trouvée. C’est l’attrait du chimérique, c’est la folie de l’impossible qui nous précipite dans ces agitations. Eux seuls savent en goûter la secrète saveur sans en être les victimes ou les dupes ; ils se gardent bien d’aller demander à quelque dogme une paix inerte qui serait la fin de cette agitation délicieuse : leur dilettantisme raffiné méprise le but et jouit de la recherche. Ce sont les René de la métaphysique. Admirables artistes que M. Jouffroy n’aurait pas compris !

Voilà le trait essentiel par lequel se marque le philosophe dans M. Jouffroy. Il crut à la vérité avant même de l’avoir trouvée. Il la chercha pour en faire la lumière non-seulement de sa pensée, mais de sa vie. S’il ne la trouva pas aussi complète, aussi éclatante qu’il l’avait rêvée, s’il resta des parties ténébreuses ou vides dans sa raison, personne ne souffrit plus cruellement que lui de ces fatalités d’ignorance qu’il ne put vaincre. Ce fût là le secret de cette immortelle tristesse dont se souviennent encore tous ceux qui l’ont connu, et dont le reflet, même lointain, donne à ses plus belles pages un attrait qui n’est qu’à lui.

Nous n’avons pas la prétention de rendre compte de toutes ses recherches préliminaires aux abords du problème fondamental, ni des résultats partiels auxquels il a pu aboutir dans les différentes parties de la science. L’objet principal de cette étude se perdrait dans cette diversité de points de vue, et ce que nous voulons mettre dans, tout son jour, c’est le philosophe plus encore que sa philosophie. Nous bornerons, notre recherche à demander à M. Jouffroy quelle part il a cru devoir faire à l’objection sceptique, comment il a résolu la question de la méthode, sur quelles bases il a établi la science de l’esprit, quelle solution il a donnée au problème de la destinée humaine. Tout le reste, dans sa doctrine, vint se subordonner naturellement à ces questions, d’où dépendent les vérités fondamentales, ou bien ne dut offrir qu’un intérêt accidentel à sa curiosité un instant distraite. Lui-même nous dit que si parfois il semblait ajourner ces questions pour d’autres soins, elles n’en continuaient pas moins de vivre secrètement dans ses pensées, qu’elles y subissaient à son insu ce travail mystérieux, cette fermentation