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la destinée rendue plus sensible par cette obscurité des origines, l’accent de l’orateur, pénétré lui-même de ce doute, tout cela produisit un vrai transport parmi les assistans. Ils se levèrent d’un seul mouvement comme sous le coup d’une épouvante sacrée.

C’étaient là des traits rares, on peut dire exceptionnels dans son enseignement. L’allure habituelle de l’analyse ne comportait pas ces coups éclatans d’éloquence et d’imagination. Il ne faut pas s’en plaindre. Il suffit à la gloire de M. Jouffroy qu’il fût capable d’action oratoire. Que de trésors d’observation il eût perdus ou dissipés, s’il s’était laissé entraîner en dehors de sa vraie nature par une trompeuse émulation avec d’illustres modèles ! L’originalité qu’il s’était faite méritait bien qu’il restât fidèle aux conditions de son esprit, au moins dans sa chaire de la Sorbonne.

Si nous avions à juger l’écrivain, peut-être serions-nous plus sévère. Ce qui fit le mérite original de son enseignement, la lente expérimentation de l’âme par elle-même, l’interrogation détaillée de la conscience, les détours infinis de l’analyse, la décomposition des problèmes dans leurs parties et l’insistance sur chaque partie du problème, les longs replis de la méthode, ses recommencemens sans fin, ses ajournemens de questions, tout cela, transporté dans un livre, n’est pas à sa place comme dans un cours. L’esprit du lecteur va plus vite que l’esprit de l’auditeur. L’un se plaît aux longues explications qui reviennent sur elles-mêmes et qui tentent l’accès des intelligences diverses par la variété des formes ; l’autre comprend plus aisément : il devine même, il rétablit certaines parties du raisonnement, il comble les sous-entendus. Il pourra parfois s’impatienter de certaines divisions de question ou d’idée trop faciles à faire et qui semblent naïves, quand on les rencontre dans le livre. De plus, l’enseignement à ses incorrections presque nécessaires, ses négligences, ses répétitions, qu’entraîne avec elle l’allure de la parole improvisée, et qui choquent un art délicat. L’enseignement n’est pas une bonne école de style. De là les défauts très sensibles de la manière de M. Jouffroy, cette abondance molle et traînante du style, cette profusion d’exemples, cette lente clarté de l’exposition ou de la discussion, ces métaphores commencées et abandonnées, comme cela arrive dans la conversation, une facilité trop peu surveillée, en général un art trop peu sévère. Tel se montre à nous l’écrivain dans les préfaces aux Esquisses de Dugald Stewart et aux œuvres de Thomas Reid, tel aussi dans le Cours de Droit naturel, revu cependant par l’auteur lui-même. Je n’excepterais de cette sentence, qui semblera dure à plusieurs de mes. lecteurs, que certains morceaux, plus médités, écrits en dehors des préoccupations de l’enseignement ou repris sur nouveaux frais avec Un soin tout spécial, comme les articles célèbres sur Bossuet, Vico,