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l’âge héroïque de la Sorbonne. Les noms de MM. Cousin, Villemain, Guizot, sont restés associés dans nos souvenirs comme ils l’étaient alors par l’enthousiasme public. Ils sont devenus inséparables dans les annales du grand enseignement en France ; mais à côté d’eux il y avait encore de belles places à prendre. Rappelé avec honneur dans l’enseignement public, M. Jouffroy donna douze années de sa vie à cette tâche nouvelle, soit à la Sorbonne, soit au Collège de France, jusqu’en 1839, époque où sa santé, de plus en plus défaillante, le condamna au silence. Il arrivait, précédé d’une assez grande réputation acquise, soit par sa collaboration au Globe, soit par ses travaux philosophiques, la traduction des Esquisses de Dugald Stewart et la célèbre préface, soit par le succès des cours particuliers qu’il avait faits, pendant trois ou quatre années, sur la psychologie, la morale et l’esthétique. Dans cet enseignement, agrandi autant par le progrès de son talent que par la publicité toute nouvelle dans laquelle il se produisait, il traita successivement, d’après les indications si exactes et si consciencieuses de M. Damiron, de la circonscription et de la division de la psychologie, des fonctions de la sensibilité et de la raison, du problème de la destinée humaine, du droit naturel, de la philosophie de l’histoire comme introduction à l’histoire de la philosophie. C’est avec les fragmens de ses leçons, conservées en substance dans ses notes ou retenues à peu près par la sténographie, qu’a été construit le monument philosophique qui gardera son nom.

Quelle fut dans l’enseignement public la place de M. Jouffroy ? quels furent son rôle et son rang ?

À côté des talens oratoires de premier ordre qui, dans les chaires voisines, passionnaient le public, il sut se former une originalité discrète, intime, de demi-jour ; il sut se composer un public à part, qui, à la longue, devint pour lui comme une famille intellectuelle. Nous avons consulté les souvenirs, très fidèles et très vifs encore, de quelques-uns de ses auditeurs, et nous avons pu d’autant plus aisément nous faire une idée de son genre d’éloquence philosophique, qu’elle était en harmonie parfaite avec la nature d’esprit que nous avons essayé de peindre. C’était moins encore, si je puis dire, une parole extérieure qu’une parole intérieure qu’il apportait dans sa chaire. Rien n’était donné à la curiosité littéraire, rien non plus à l’effet oratoire. La réflexion même en acte, la conscience se dévoilant, l’idée devenue visible sans perdre son essence d’idée pure, un geste sobre et fin dessinant en quelque sorte la forme idéale de la pensée, une voix faible, mais timbrée par l’âme, voilà ce qui frappait un auditoire assidu, pour qui M. Jouffroy était plus qu’un orateur, mieux qu’un professeur, quelque chose comme un révélateur du monde intérieur qu’on écoutait avec attendrissement, presque