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Des sciences qu’il avait à enseigner, il savait à peine l’objet et la méthode. Presque tout était à créer pour lui. Il y eut là un incroyable développement de la faculté d’observation interne et d’analyse. Lui-même, à vingt années de distance, déclarait que jamais il ne jouit au même degré qu’alors de cette autorité sur l’instrument intellectuel, la réflexion. Il a décrit cette habitude qu’il contracta de la vie intérieure avec une énergie d’expression qui rappelle par endroits Descartes et le fameux hiver passé dans un poêle à préparer le Discours de la Méthode. « J’avais jeté les livres, dit-il, trouvant plus court de bâtir à neuf que de construire avec des matériaux empruntés. C’étaient donc des journées, des nuits entières de méditation dans ma chambre ; c’était une concentration d’attention si exclusive et si prolongée sur les faits intérieurs où je cherchais la solution des questions, que je perdais tout sentiment des choses du dehors, et que, quand j’y rentrais pour boire et manger, il me semblait que je sortais du monde des réalités et passais dans celui des illusions et des fantômes. » Il se déshabitua d’aller chercher ailleurs ce qu’il pouvait trouver par lui-même : s’il ouvrait les philosophes, s’il suivait encore les cours publics, c’était plutôt pour apprendre où étaient les questions que pour en obtenir la solution. Il en vint même à se convaincre qu’il ne comprenait véritablement que ce qu’il avait trouvé lui-même. Pendant ce temps d’élaboration intérieure et de méditation sur les lois de la nature humaine et sur les règles pour la conduite de l’esprit, qui étaient l’objet de son enseignement, que devenait la préoccupation de ces questions générales, d’un intérêt supérieur, d’une portée toute religieuse, qui avaient décidé de l’emploi de sa vie ? Ce noble souci des choses divines n’était pas éteint dans son cœur ; « il y subsistait tout entier, et par intervalles, quand j’avais quelques heures à rêver la nuit à ma fenêtre ou le jour sous les ombrages des Tuileries, des élans intérieurs, des attendrissemens subits, me rappelaient à mes croyances passées, à l’obscurité, au vide de mon âme, et au projet toujours ajourné de le combler ; ». Une maladie nerveuse, en lui imposant deux années de retraite et de loisir forcé dans ses chères montagnes du Jura, avança l’heure où il put espérer de résoudre quelques-unes de ces questions délaissées un instant pour les questions de méthode, mais non oubliées. « Je me retrouvais sous le toit où s’était écoulée mon enfance… Chaque voix que j’entendais, chaque objet que je voyais, chaque lieu où je portais mes pas, ravivaient en moi les souvenirs éteints, les impressions effacées de cette première vie ; mais, en rentrant dans mon âme, ces souvenirs et ces impressions n’y trouvaient plus les mêmes noms. Tout était comme autrefois, excepté moi. Cette église, on y