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croyances, il m’obligeait à tout laisser ; l’examen se poursuivait plus obstiné et plus sévère à mesure qu’il approchait du terme, et il ne s’arrêta que quand il l’eut atteint. Je sus alors qu’au fond de moi-même il n’y avait plus rien qui fût debout, — Ce moment fut affreux, et quand, vers le matin, je me jetai épuisé sur mon lit, il me sembla sentir ma première vie, si riante et si pleine, s’éteindre, et derrière moi s’en ouvrir une autre sombre et dépeuplée, où désormais j’allais vivre seul, seul avec ma fatale pensée qui venait de m’y exiler, et que j’étais tenté de maudire[1]. »

N’y a-t-il pas dans ces lignes fières et désolées quelque chose de l’inspiration d’où sont sorties les Méditations ? Oui, dans cette page d’un accent presque lyrique, M. Jouffroy a écrit, lui aussi, sa méditation, qui n’est inférieure à aucune autre, et qui marque bien, même dans la peinture du doute, l’esprit sérieux du siècle. Au fond et malgré des apparences contraires, ce siècle a un grand instinct religieux. Les âmes les plus hautes, qui sont après tout celles où il convient d’étudier le caractère moral d’une époque, ne jouent pas avec ce sentiment du divin, qui est la vive empreinte de l’infini sur nous. Quand elles se séparent du christianisme, c’est après des luttes plus ou moins longues, c’est avec des angoisses. Elles le respectent, même après le divorce accompli, et longtemps le cœur saigne de ce déchirement. Quelle différence avec l’ironie légère ou l’amertume hautaine des sceptiques du dernier siècle ! — Cette page de M. Jouffroy restera comme l’expression vraie non pas d’une âme particulière, mais d’un grand nombre de consciences éprouvées par le même doute, frappées au même endroit, dépossédées, de leur tranquille bonheur et condamnées à la dure fatigue de se refaire, au prix de quelles peines ! une doctrine religieuse, une foi.

Ce fut là en effet la loi de la vie de M. Jouffroy, loi virilement acceptée par lui et qui devint la règle même, l’inspiration et le soutien de ses travaux. « Bien que mon intelligence ne considérât pas sans quelque orgueil son ouvrage, mon âme ne pouvait s’accoutumer à un état si peu fait pour la faiblesse humaine ; par des retours violens, elle cherchait à regagner les rivages qu’elle avait perdus ; elle retrouvait dans la cendre de ses croyances passées des étincelles qui semblaient par intervalles rallumer sa foi… Mais les convictions renversées par la raison ne-peuvent se relever que par elle, et ces lueurs s’éteignaient bientôt. Si en perdant la foi j’avais perdu le souci des questions qu’elle m’avait jusqu’à ce jour résolues, sans doute ce violent état n’aurait pas duré longtemps, la fatigue

  1. Nouveaux Mélanges, 2e édition, p. 84.