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profondeur d’une âme ; elle nous a valu une page égale aux plus belles qu’aient produites en ce genre les lettres françaises depuis Pascal, mais dont on ose à peine louer le charme passionné, le poétique éclat, quand on songe de quel prix cette beauté littéraire a été payée, et quelles angoisses il a fallu traverser pour que le souvenir, même lointain, eût encore cette émotion et cet accent. Après avoir peint en quelques traits rapides et touchans le bonheur que donne une foi vive en une doctrine qui résout toutes les grandes questions de la vie et de la mort, M. Jouffroy marque les raisons pour lesquelles il était impossible que ce bonheur fut durable : le temps même où il vivait, sa curiosité d’esprit, qui n’avait pu se dérober aux objections puissantes semées comme la poussière dans l’atmosphère qu’il respirait, son intelligence, possédée par l’effroi même que ces objections lui causaient, et la croyance religieuse, insensiblement déracinée, prête à succomber sous le premier effort du doute. « Cette mélancolique révolution ne s’était point opérée au grand jour de ma conscience : trop de scrupules, trop de vives et saintes affections me l’avaient rendue redoutable pour que je m’en fusse avoué les progrès. Elle s’était accomplie sourdement, par un travail involontaire dont je n’avais pas été complice, et depuis longtemps je n’étais plus chrétien que dans l’innocence de mon intention j’aurais frémi de le soupçonner ou cru me calomnier de le dire ; mais j’étais trop sincère avec moi-même, et j’attachais trop d’importance aux questions religieuses pour que, l’âge affermissant ma raison, et la vie studieuse et solitaire de l’école fortifiant les dispositions méditatives de mon esprit, cet aveuglement sur mes propres opinions pût longtemps subsister.

« Je n’oublierai jamais la soirée de décembre où le voile qui me dérobait à moi-même ma propre incrédulité fut déchiré. J’entends encore mes pas dans cette chambre étroite et nue où, longtemps après l’heure du sommeil, j’avais coutume de me promener ; je vois encore cette lune à demi voilée par les nuages qui en éclairait par intervalles les froids carreaux. Les heures de la nuit s’écoulaient, et je ne m’en apercevais pas ; je suivais avec anxiété ma pensée, qui de couche en couche descendait vers le fond de ma conscience, et, dissipant l’une après l’autre toutes les illusions qui m’en avaient jusque-là dérobé la vue, m’en rendait de moment en moment les détours plus visibles. En vain je m’attachais à ses croyances dernières comme un naufragé aux débris de son navire ; en vain, épouvanté du vide inconnu dans lequel j’allais flotter, je me rejetais pour la dernière fois avec elles vers mon enfance, ma famille, mon pays, tout ce qui m’était cher et sacré ; l’inflexible courant de ma pensée était plus fort : parens, famille, souvenirs,