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avec leur pensée ou avec la nature. Il ne connaissait rien de la philosophie ni des philosophes, mais il avait au plus haut degré le tempérament philosophique. Dès ses premiers pas à l’école, il rencontra la science qui devait devenir la maîtresse de sa vie. L’École normale retentissait de l’écho de deux enseignemens qui venaient de finir prématurément : celui de M, Laromiguière, qui avait consacré deux années à l’exposition d’une doctrine mixte, expression exacte de sa personnalité même, si fine et si modérée, adoptant le fonds d’idées et le langage de l’école de Condillac et de Destutt de Tracy, mais rajeunissant l’idéologie épuisée par quelques principes nouveaux qui l’inclinaient doucement vers le spiritualisme renaissant, et l’enseignement de M. Royer-Collard, qui avait développé avec autorité la théorie écossaise de la connaissance, engageant le combat avec l’empirisme, et opposant à ses adversaires l’analyse des faits supérieurs de la nature humaine par lesquels se révèle en nous une source d’idées plus haute que l’expérience. Le souvenir de ces deux enseignemens divisait encore la jeunesse de l’école. Enfin c’était M. Cousin lui-même dans le feu de ses vingt-deux ans, dans la vive et communicative ardeur de ses premières découvertes et de ses grandes espérances. M. Jouffroy ne pouvait échapper à son sort, qui l’avait marqué philosophe : sous ces influences diverses et par l’effet d’une révolution intérieure d’esprit que nous avons à raconter, sa vocation se décida pour cette science, dont il n’avait eu jusqu’alors que l’instinct, et qui lui était tout d’un coup révélée par les discussions animées de ses condisciples, comme par l’éloquente passion d’un jeune maître presque de son âge.

Nous avons de cette première rencontre de M. Jouffroy avec M- Cousin deux témoignages précieux, celui du maître et celui du disciple. M. Cousin a fixé, dans quelques pages pleines d’intérêt, la date et les circonstances de cette rencontre, en décrivant avec une précision animée le mouvement philosophique dont l’école était alors, l’ardent foyer[1]. M. Jouffroy a consacré aux mêmes souvenirs quelques pages retrouvées après sa mort et publiées par M. Damiron au commencement de la deuxième partie du mémoire sur l’Organisation des sciences philosophiques, qui nous livrent le secret de cette belle âme en nous racontant l’histoire de ses idées.

Ce que M. Jouffroy chercha dans la philosophie, c’était plus qu’une méthode, c’était une foi. Il avait besoin de retrouver, par l’effort de sa raison, un système de croyances pour remplacer celles qu’il avait perdues. Les premiers mois de soft séjour à l’école avaient été marqués par une de ces crises qui mesurent

  1. Fragmens philosophiques, édition de 1820. Appendice.