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Ce fut vers 1823, au milieu de cette société si intelligente et avide d’idées, que parut pour la première fois un des hommes qui devaient le plus l’honorer, tout jeune alors, mais visiblement marqué pour un grand avenir d’écrivain et de penseur, si la vie lui laissait le temps de devenir tout ce qu’il pouvait être. On parlait avec une sorte de mystère de ce philosophe de vingt-six ans à peine, déjà, observateur profond, psychologue délicat, qui portait dans les grands problèmes, avec les lents procédés de la science expérimentale, l’accent d’une émotion contenue, une gravité, une sorte de piété philosophique. De rares initiés racontaient les réunions qui se tenaient autour de lui dans une pauvre chambre de la rue du Four-Saint-Honoré. Vingt disciples fidèles, dont quelques-uns sont arrivés aux plus hautes charges de l’état, qui tous ont conservé le culte de l’esprit et se sont diversement illustrés par lui, se groupaient autour de « ce mélancolique jeune homme, dont la figure grave et belle avait des expressions si douces et sincères, si sereines et si tristes, dont les yeux, d’un bleu pâle et d’une lenteur réfléchie, ne se laissaient pas détourner des contemplations intérieures, et dont les joues amaigries étaient creusées par le mal qui consumait déjà une vie destinée à finir si vite[1]. »

Le jeune philosophe qui exposait des théories déjà formées sur l’esthétique, et qui préludait à ses belles méditations sur la destinée humaine devant des auditeurs tels que M. Vitet, M. Duchâtel, M. Dubois, était un des plus brillans débris de cette glorieuse École normale, un instant brisée, et dispersée par un mouvement de réaction aveugle, poursuivie par une colère opiniâtre jusque dans les rangs du professorat. Sa carrière, comme celle de ses condisciples, avait été subitement interrompue ; on lui avait retiré la chaire du collège Bourbon, où il avait fondé un enseignement remarqué ; il se voyait réduit aux ressources précaires des cours particuliers, en attendant une réparation qui se fit attendre assez longtemps. La réputation arriva plus vite, et fit compensation aux disgrâces du pouvoir.

Sa jeunesse maladive et dévorée par un feu intérieur que la pensée trop ardente excitait encore l’avait de bonne heure prédisposé à la philosophie. Quand il était arrivé à l’École normale en 1814, il y apportait des études fort incomplètes, une gravité précoce, un fonds d’impressions religieuses recueillies dans la vie patriarcale et dans l’habitude journalière des grands spectacles de la nature, une certaine tristesse même, celle des jeunes gens qui vivent beaucoup

  1. M. Mignet, Éloges historiques. Notice lue dans la séance publique de l’Académie des Sciences morales et politiques du 25 juin 1853.