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non du groupe d’amis survivans, mais du public ; le jugement est plus libre ainsi. Peut-être aussi, à vingt-deux ans de distance, sommes-nous placé à ce juste point de la perspective qui exige, pour ces sortes d’appréciations, un certain éloignement dans le temps, et qui permet à la postérité de rétablir les vraies proportions des personnages et des idées. Depuis la mort de M. Jouffroy, bien des aspects de la science ont changé ; des parties entières ont été bouleversées par de brusques attaques, les limites reculées sur certains points, envahies sur d’autres. Sous le feu de la polémique, la doctrine de M. Jouffroy a pu trahir ses parties vulnérables. Pour celles qui ont résisté à de si furieux assauts, on peut dire qu’elles sont maintenant à l’épreuve.


I

On se plaît parfois à choisir sa patrie idéale dans le temps et à désigner l’époque où chacun de nous aurait cru trouver le plus noble et le plus large emploi de ses facultés. Je croirais volontiers que c’est de 1820 à 1830 qu’un homme d’intelligence voué aux ambitions de la pensée et y subordonnant tout le reste devrait souhaiter d’avoir vécu. D’autres momens du siècle furent plus glorieux par la politique ou par les armes ; aucun ne le fut davantage par le mouvement des idées ou l’éclat des lettres. Il y eut là une époque unique pour la libre et féconde variété des talens, pour toutes les nobles curiosités en même temps éveillées et toutes les émotions du beau en même temps ressenties, pour l’activité presque héroïque de l’esprit, qui se précipitait dans tous les sens à la conquête de l’inconnu, et aussi pour la candeur du public, enthousiaste alors jusqu’aux illusions. La philosophie critique n’avait pas encore flétri ces espérances enchantées, ni désolé l’imagination neuve des générations qui représentaient la jeunesse du siècle.

Ce fut comme un renouvellement universel, une instauratio magna de l’esprit humain. Ce fut au moins une immense espérance de ces grandes choses. La poésie, l’histoire, la critique, la philosophie, donnaient chaque jour, comme à l’envi et par une sorte d’émulation illustre, des témoignages de ce que peut l’invention de quelques grands talens, excitée par l’enthousiasme de l’opinion. On put croire un instant qu’on allait assister à la naissance d’un grand siècle. De magnifiques succès partiels encourageaient ces illusions. Jamais peut-être, sauf au XVIe siècle et à la fin du XVIIIe, l’esprit humain ne manifesta une confiance plus ingénue en lui-même ; jamais la raison ne se persuada plus complètement qu’elle allait enfin avoir raison et qu’on allait lui livrer, pour les réformer d’un