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principaux[1], au-dessous desquels s’agitaient une foule de petits hobereaux de pyrgos, turbulens, intrépides, avides de rapines et d’aventures, klephtes ou corsaires déterminés, capables de tout entreprendre pour satisfaire leurs passions et pour soutenir l’ambition et les querelles de leurs suzerains. À la tête de cette sauvage aristocratie, il faut placer les Mourzinos de Zarnate. Pendant plus d’un siècle, les Mourzinos et les Mavromichalis se disputèrent avec acharnement la suprématie. La lutte qui s’établit entre ces deux puissantes familles jette sur cette période à moitié légendaire un sanglant éclat ; elle a fourni de nombreux épisodes aux chroniques du peuple, qui la représentent comme un sombre mélange d’embûches, de meurtres, d’empoisonnemens, de romanesques incidens, à travers lesquels les Maïnotes n’en continuèrent pas moins, par de brillans faits d’armes chaque jour renouvelés, à maintenir leur indépendance et à répandre la terreur parmi les oppresseurs déjà Grèce. Il est à regretter que la poésie populaire ne se soit pas emparée d’un sujet qui eût été pour elle si fécond en inspirations. Malheureusement la poésie n’existe pas dans le Magne ; elle n’a pu éclore sur ces rochers où la guerre nationale et la guerre civile apparaissent simultanément et sans trêve dans toute leur âpreté. Ce silence à peu près complet de la poésie forme l’un des traits les plus caractéristiques parmi ceux qui distinguent les Maïnotes des autres Grecs, en même temps qu’il crée un lien de plus entre ces modernes Spartiates et leurs aïeux. Les traditions répandues par tout le Magne témoignent du reste suffisamment de l’impression profonde qu’y a laissée cette époque singulière, à laquelle il faut faire remonter l’origine des implacables rivalités qui divisent encore aujourd’hui les principales familles du pays. Ainsi l’on m’a raconté à Scardamoula qu’un jour Mavromichalis et Mourzinos se rencontrèrent sur la haute plate-forme d’un rocher qui domine la mer, et où s’élève à présent une petite chapelle dédiée à la Vierge. Les deux ennemis se défient et s’attaquent avec fureur. Le combat dure deux jours, les coups qu’ils se portent ébranlent la terre, le sang qui coule de leurs blessures rougit la mer ; mais ni l’un ni l’autre n’est atteint mortellement. Le soleil va se coucher pour la seconde fois depuis le commencement de ce duel gigantesque, lorsqu’une femme apparaît aux yeux des deux antagonistes, et leur dit : « Mes enfans, cessez votre combat ; sus aux Turcs : ils brûlent vos villages ! » À ces mots, elle disparaît. C’était la Panagia elle-même. De lointains incendies s’allument à l’horizon et confirment le divin

  1. Les Mourzinos de Zarnate, les Glygorakis de Gythium et de Mavrouni, les Iatrakis de Scardamoula, les Troupianos d’Androuvitza, les Christéos de Leftro, les Kyvélakis de Miléa, et les Nikolakis de Kastania.