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violente et indiscrète qu’il vient de tenir, il met bas les armes devant la révélation que lui fait Mlle Louise de la plus-value donnée à ses propriétés par George Morel. On ne se bat pas contre un homme dont on est l’obligé : le marquis retire donc son cartel. Cependant cette explication ne résout rien encore. Mlle Blanche de Guy-Chatel, ne pouvant résister plus longtemps à un amour auquel elle ne veut céder à aucun prix, s’est retirée dans un couvent et se dispose à prendre le voile. Plutôt le cloître que l’union avec un roturier ! George Morel, désespérant de vaincre ce préjugé, qui est plus fort que leur mutuel amour, médite des projets de suicide qu’il ! ne peut cacher aux yeux de sa sœur, éclairée par sa tendresse. Alors, fidèle au caractère qu’elle a montré pendant toute la pièce, Louise Morel fait une tentative désespérée, et va chercher Mlle de Guy-Châtel dans son couvent, d’où elle saura l’arracher à force d’âme, de douleur, et aussi, s’il le faut, à force de violence. C’est une scène bien inventée que celle de la lutte entre ces deux femmes, l’une opposant toute la résistance d’un orgueil du plus fort calibre, l’autre attaquant cet orgueil par l’énergie du désespoir, de la tendresse ; et enfin par l’humiliation de la prière. La scène est, dis-je, bien conçue, et cependant elle ne produit pas tout l’effet qu’on pourrait en attendre. Pourquoi ? C’est que le public n’entre que difficilement et même n’entre pas du tout dans le sentiment qui fait agir Mlle Blanche de Guy-Ghâtel, et qu’il ne trouve rien en lui qui lui fasse partager le préjugé d’où naît sa résistance. Si M. Feuillet essaie de se rendre compte de la froideur qui accueille cette scène, il comprendra la raison de la tiédeur avec laquelle a été reçue la pièce entière. L’erreur de M. Feuillet, celle qui a engendré tous les défauts qu’on peut reprocher à son œuvre, a été de la faire reposer sur le sentiment le plus anti-dramatique et le plus rebelle à l’émotion qui se puisse concevoir. Le fond de tous les caractères qu’il a mis en scène dans cette pièce, c’est l’orgueil : or l’orgueil peut bien forcer l’admiration, mais il force rarement la sympathie et n’arrache jamais l’émotion, parce que qui dit orgueil dit force d’âme, dureté, fermeté froide, volonté implacable, toutes vertus ou qualités qui ne s’accommodent pas de la pitié, de la tendresse, et des autres doux sentimens que le spectateur est habitué à chercher au théâtre. Si, parmi les personnages que nous montre M. Feuillet, il y en avait un au moins qui fût plus faible, plus désarmé que les autres, l’intérêt s’attacherait à celui-là ; mais non, ils sont tous également forts, également hautains, également intraitables ; ils ont tous le même cruel empire sur leur cœur et la même dignité susceptible, toujours prête à regarder une preuve d’affection comme une indiscrétion ou une offense. Le public, qui les voit si bien armés les uns et les autres, ne prend intérêt à aucun d’eux, parce qu’il ne sait auquel accorder une sympathie dont il n’a pas besoin. Telle est la raison toute morale de l’infériorité de la pièce de M. Feuillet relativement à ses productions antérieures : un trop grand abus de l’énergie et de la force. En ne mettant en scène que