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on n’éprouve aucune envie de le pénétrer et de le connaître. L’écueil véritable de la pièce, le secret de l’accueil un peu froid qu’elle a reçu le soir de la première représentation est dans le peu de sympathie qu’inspirent ses personnages. Ils ont le plus grand défaut que puissent avoir des personnages de drame, celui de ne pas soulever la discussion autour des mobiles de leurs actions.

À ce propos, nous ferons une remarque que nous recommandons à l’attention de M. Feuillet : c’est que, s’il n’y prend garde, il finira par tomber dans les défauts opposés à ceux qu’on lui avait reprochés jusqu’à présent. On lui a tant dit sur tous les tons qu’il péchait par excès de délicatesse et de subtilité, que cette accusation semble avoir déterminé chez lui une réaction des plus énergiques. Le poète des belles dames sentimentales et des amoureux élégiaques n’a plus de goût maintenant que pour les caractères durs et résolus à outrance. Il continue dans la Belle au Bois dormant la veine qu’il avait ouverte dans Montjoye. Tous les personnages de sa nouvelle pièce se valent par la dureté, et c’est assez justement que l’auteur en a placé la scène dans cette Bretagne, le pays par excellence des caractères obstinés. L’auteur nous a montré une fois de plus la lutte de la bourgeoisie industrielle et de la noblesse, si souvent mise au théâtre depuis quelques années ; mais vraiment ce contraste entre les deux races n’est marqué que par l’inégalité des conditions : elles n’ont rien à s’envier en fait de raideur et d’obstination. Je suppose, quoique l’auteur ne l’ait pas dit, que M. Morel le manufacturier et sa digne sœur sont de race bretonne comme les Guy-Châtel et les Penmarch, car sauf les titres je ne vois rien qui les distingue bien nettement de leurs nobles voisins. Ils sont tout à fait dignes de se comprendre, et lorsqu’à la conclusion de la pièce on voit la jeune fille noble mettre sa main dans celle du jeune manufacturier, ce dénouaient ne cause aucune surprise, tant les cœurs sont de même trempe et les âmes de même calibre. La parfaite similitude des caractères fait paraître toute naturelle la fusion sacramentelle obligée que l’auteur recommande après ses prédécesseurs, et établit plus nettement encore qu’il ne l’a voulu peut-être l’égalité de ces classes rivales. Il n’y a d’autre différence entre elles que dans le principe de leur dureté : ce principe chez les Morel, c’est l’ambition ; chez les Guy-Châtel et les Penmarch, c’est l’orgueil ; mais si les mobiles sont différens, les natures sont les mêmes, et dans la lutte qu’ils engagent, la valeur, sinon les armes, étant égale, le spectateur ne saurait dire de quel côté sont les plus fermes obstinations et les âmes les plus âpres.

La donnée de la pièce, a-t-on dit, n’a rien de bien neuf aujourd’hui. C’est cette donnée que nous avons vue au théâtre depuis dix ans sous tant de formes, et qui semblait, la propriété exclusive de M. Jules Sandeau. Neuve ou non, la donnée est toujours actuelle, car la lutte que M. Feuillet a mise en scène constitue le principal intérêt-social de ce temps-ci et fournira