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du sentiment religieux dans l’étude de l’histoire et dans la polémique politique ? Nous sommes en présence d’un nouvel arianisme qui dispute à Jésus-Christ sa divinité, et nous irions diviniser César ! On ne nous accusera point de forcer ici la pensée de l’empereur. L’éminent écrivain nous donne bien les grands hommes comme des sortes de prophètes. Il les représente comme suscités par la Providence pour tracer aux peuples la voie qu’ils doivent suivre ; les peuples sont liés à eux par d’impérieux devoirs. Ils sont heureux ou maudits suivant qu’ils sont fidèles ou infidèles à ces devoirs. Les peuples réfractaires aux grands hommes sont assimilés aux Juifs crucifiant le Messie. Ces peuples sont aveugles, et ils sont coupables.

Cette apothéose des grands hommes et ces jugemens portés sur les peuples ne nous paraissent conformes ni à la philosophie, ni à la justice historique. Parlons d’abord des grands hommes : il n’en est point dont l’intelligence humaine ne puisse prendre l’exacte mesure. Il n’est peut-être point nécessaire, pour qu’ils nous paraissent supérieurs, qu’ils dépassent de beaucoup la taille commune. Leurs facultés intellectuelles, si élevées qu’elles soient, demeurent à notre portée ; leur caractère et le côté esthétique de leur nature se font aisément comprendre à nos sympathies ; quant à la moralité de leurs actes, elle demeure soumise à cette loi de la justice qui trouve des organes souverains jusque dans les plus humbles des consciences humaines. Sans doute, armés des forces dont s’empare leur génie, ils font de grands événemens et marquent ainsi de leur nom les périodes de l’histoire ; mais c’est ici qu’il importe de ne point s’abuser sur leur puissance de création et sur l’étendue de leur influence. Ils sont avant tout le produit d’événemens antérieurs et des situations dont ils sont dominés tous les premiers. Dans la grande chaîne des causes et des effets qui forme l’histoire, ils ne sont qu’un anneau, eux-mêmes tour à tour effets et causes. Ils sont des accidens qui viennent se ranger sous ces lois générales qui gouvernent l’histoire avec la même nécessité que d’autres lois régissent la nature. Arrivant à des époques où les lois de la nature historique se manifestent par des révolutions, ils sont moins indispensables que le vulgaire ne le suppose. Montesquieu a dit avec son élévation ordinaire : « Si César avait pensé comme Caton, d’autres auraient pensé comme César, et la république, destinée à, périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. » Ce qu’il y a de plus attachant chez les grands hommes, c’est moins ce qu’ils font que ce qu’ils sont, c’est moins leur intelligence et leur puissance d’action que leur caractère et leur personnalité esthétique. À ce point de vue, le héros de l’empereur, César, est incomparable : homme de grande race et agitateur populaire, devenant le type du dictateur après avoir été le plus ardent et le plus habile meneur des séditions publiques, lettré consommé avant d’être un général sans rival, enveloppé pour ainsi dire dans sa personne, dans ses actes, dans ses paroles, d’une sorte d’éclat généreux, forma magnificâ et generosâ quodam modo. Mais toute cette