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sentiment de bien-être éprouvé. Ainsi dire que l’amour fait palpiter le cœur n’est pas seulement une forme poétique ; c’est aussi une réalité physiologique. Quand on dit à quelqu’un qu’on l’aime de tout son cœur, cela signifie physiologiquement que sa présence ou son souvenir éveille en nous une impression nerveuse qui, transmise au cœur par les nerfs pneumo-gastriques, fait réagir notre cœur de la manière la plus convenable pour provoquer dans notre cerveau un sentiment ou une émotion affective. Je suppose ici, bien entendu, que l’aveu est sincère ; sans cela, le cœur n’éprouverait rien, et le sentiment ne serait que sur les lèvres. Chez l’homme, le cerveau doit, pour exprimer ses sentimens, avoir le cœur à son service. Deux cœurs unis sont des cœurs qui battent à l’unisson sous l’influence des mêmes impressions nerveuses, d’où résulte l’expression harmonique de sentimens semblables.

Les philosophes disent qu’on peut maîtriser son cœur et faire taire ses passions. Ce sont encore des expressions que la physiologie peut interpréter. On sait que par sa volonté l’homme peut arriver à dominer beaucoup d’actions réflexes dues à des sensations produites par des causes physiques. La raison parvient sans doute à exercer le même empire sur les sentimens moraux. L’homme peut arriver par la raison à empêcher les actions réflexes sur son cœur ; mais plus la raison pure tendrait à triompher, plus le sentiment tendrait à s’éteindre.

La puissance nerveuse capable d’arrêter les actions réflexes est en général moindre chez la femme que chez l’homme : c’est ce qui lui donne la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale, c’est ce qui a fait dire qu’elle a le cœur plus tendre que l’homme ; mais je m’arrête dans ces considérations, qui nous entraîneraient trop loin, et je terminerai par une conclusion générale.

La science ne contredit point les observations et les données de l’art, et je ne saurais admettre l’opinion de ceux qui croient que le positivisme scientifique doit tuer l’inspiration. Suivant moi, c’est le contraire qui arrivera nécessairement. L’artiste trouvera dans la science des bases plus stables, et le savant puisera dans l’art une intuition plus assurée. Il peut sans doute exister des époques de crise dans lesquelles la science, à la fois trop avancée et encore trop imparfaite, inquiète et trouble l’artiste plutôt qu’elle ne l’aide. C’est ce qui peut arriver aujourd’hui pour la physiologie à l’égard du poète et du philosophe ; mais ce n’est là qu’un état transitoire, et j’ai la conviction que quand la physiologie sera assez avancée, le poète, le philosophe et le physiologiste s’entendront tous.

Claude Bernard.