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Nous savons trop aujourd’hui que cette persécution était inutile : une certaine faiblesse de caractère aurait détourné Saint-Évremond d’un rôle aussi dangereux. Son exil fit de lui un de ces martyrs involontaires qui passent la seconde moitié de leur vie à courir après les bons mots échappés à leur jeunesse, et ont tous les inconvéniens de leurs qualités sans en avoir ni les avantages ni la bonne grâce ; mais Colbert et Le Tellier, qui punirent si longuement un homme facile à réduire, ne se trompaient pas tout à fait en sentant chez Saint-Évremond un fonds de révolte et d’indépendance naturelle. Il était déjà l’un de ces esprits si répandus à l’âge suivant, chez lesquels disparaissait le respect, et qui inspiraient au pouvoir cette vague répulsion que lui causent toujours les hommes nouveaux. C’est par ces raisons qu’il faut expliquer le sort de Saint-Evremond. Des plaisanteries, un pamphlet en furent le prétexte et l’occasion ; l’indépendance involontaire de sa pensée, la tournure de son esprit en furent la cause véritable. Il était moins coupable encore qu’il n’était désagréable, et l’on poursuivait en lui des fautes que l’on ne devinait qu’à demi, et dont, pas plus que ses ennemis peut-être, il n’avait la pleine intelligence. Il ne s’est découvert tout à fait, ni à ses contemporains, ni à lui-même. Il faut achever chez lui des pensées qui ne sont qu’indiquées, donner la voix à des murmures, suivre des tendances plus loin qu’il ne le faisait lui-même, retenu par la crainte et les habitudes de son siècle. Il n’a pas encore l’audace et l’allure militante de l’âge suivant. C’est dans son cabinet, à voix basse, pour quelques amis, qu’il s’entretient de littérature, de morale, de religion ; mais il est animé déjà par le souffle des jours qui approchent. Comme ces ombres de Virgile qui errent cent ans entre les vivans et les morts avant de franchir le fleuve, il semble hésiter sur les limites indécises de deux âges, et ne rentre tout à fait ni dans l’un ni dans l’autre. C’était le moment où, sous la régularité apparente d’une société bien ordonnée, s’agitaient des espérances jusqu’alors inconnues, où ceux qui ne pouvaient prendre leur part des affaires publiques s’affranchissaient dans leur pensée et construisaient des Salente qu’ils administraient suivant les lois d’une politique nouvelle. Ce monde entrevu vaguement, flottant en quelque sorte entre ciel et terre, inspirait à quelques-uns, comme Fénelon, comme l’abbé de Saint-Pierre, un ardent amour, et les enlevait de leur temps par la vivacité de l’imagination et du désir. Saint-Évremond ne partageait pas leurs chimériques espérances ; mais, comme eux, la fatigue du passé l’avait pris, il s’en détachait par indifférence.

On est frappé, quand on considère le XVIIe siècle, de l’ordre qui règne alors dans les esprits et se traduit dans une littérature régulière où chaque genre, nettement séparé des autres, ne concourt à