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artificiel des céréales obtenu par le mécanisme de l’échelle mobile, était une classe peu nombreuse, riche, séparée, du reste de la nation. M. Cobden, ce fut son grand avantage, eut à lutter contre une aristocratie territoriale : il eut donc pour lui toutes les classes moyennes et populaires, c’est-à-dire la masse de la nation et l’ensemble des intérêts politiques, naturellement tournés contre une aristocratie qui exploitait sa prépondérance dans l’intérêt clairement visible de sa richesse particulière. En France ou en Amérique, où, il n’eût pas. rencontré l’isolement et par conséquent la faiblesse d’un intérêt aristocratique, où il eût trouvé liées à l’intérêt apparent de la protection les classes moyennes et les existences les plus modestes. Il eût sans doute moins heureusement mené la campagne de la liberté du commerce. Après les services qu’il a rendus, ce qu’il faut louer dans M. Cobden, c’est son caractère et son talent. Cet honnête homme avait été admirablement doué. L’instruction littéraire, la culture des universités lui avaient manqué, ses compatriotes proclament cependant qu’il parlait et écrivait naturellement le plus correct et le plus savoureux anglais. Son éloquence était naturelle et directe, ne courant point après les ornemens, tendant au vrai par le bon sens. Elle était spirituelle, elle était animée ; mais, chose curieuse, cet homme qui conduisit l’agitation la plus ardente qu’on ait vue au sein d’un peuple libre ne s’est jamais laissé aller à la violence contre les personnes, et n’a laissé dans l’âme de ses adversaires aucun haineux ressentiment. M. Cobden a montré pendant sa carrière le désintéressement le plus complet. Son succès a été en grande partie celui des institutions de sa patrie. À quelle impuissance n’eût pas été condamné le génie de cet apôtre de l’économie politique ! que fût devenue sa splendide et bienfaisante vocation, s’il eût vécu dans un pays privé des libertés nécessaires, où il faut une autorisation du ministre pour créer une association ou fonder un journal, et où l’on n’a guère l’espoir de devenir député qu’à la condition d’être candidat du gouvernement ? Lord Palmerston a donc eu raison de reporter en grande partie aux institutions anglaises le succès d’un parvenu de la démocratie tel qu’était Cobden. Peut-être, cet homme regrettable n’appréciait-il point assez cette féconde vertu des institutions libres, lorsqu’il considérait l’état politique des pays qui lui étaient étrangers ; mais il a donné, à un autre point de vue, un exemple dont on peut faire partout son profit. Auteur d’une révolution économique, membre populaire de la chambre des communes, M. Cobden, toutes les traditions anglaises l’y portaient, pouvait aspirer au pouvoir ; le ministère lui fut proposé, il le refusa. À l’autorité qui est attachée à une place, la génie libre et naturel de M. Cobden eut toujours la fierté de préférer l’autorité qui émane de l’homme et qui est spontanément acceptée par le public, l’autorité que n’entravent ni les affectations ni les servitudes officielles, et qui s’exerce par les libres manifestations de la vie.


E. FORCADE.


V. DE MARS.