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prier. Je restai un instant absorbé en moi-même, et je m’assis sur le bord de mon lit. Mes dents claquaient, tout mon corps s’agitait convulsivement. Je regardai vers la porte ; l’aube n’apparaissait pas encore, mais l’air était épais et sombre, une pluie lente et continue tombait. — « Il est déjà sept heures, me dit le prêtre ; n’as-tu rien, mon fils, qui te pèse sur la conscience ? » — Alors je rassemblai mes forces et je tâchai de parler, mais en vain. Mes lèvres étaient pétrifiées. O Dieu ! je n’avais plus qu’une heure à vivre…

« L’horloge sonna. Je levai les yeux et je dis : Seigneur, aie pitié de moi ! — Trois quarts d’heure étaient passés ; l’horloge battit trois coups, puis le dernier quart, enfin huit heures ! — Jusque-là, mon âme m’avait paru vivante ; mais je ne saurais dire tout ce qui m’arriva depuis… Je me souviens pourtant que je fus conduit dans une grande salle, et qu’en voyant près de moi des hommes noirs qui soutenaient mon corps, je tâchai de me tenir debout, et que je n’en eus pas la force ; je vis les visages des malheureux qui devaient mourir avec moi, et je ne tremblai pas. Tous les deux, les bras liés derrière le dos, étaient étendus sur la terre nue. Un vieillard maigre, à cheveux blancs, lisait à l’un d’eux quelque chose. Dès qu’il m’aperçut, je ne sais ce qu’il me dit, mais je compris qu’il fallait s’embrasser. En cet instant, j’ignore qui me soutint. J’aurais cru que la rage nous prenait l’âme en ces momens-là ; ce n’est pas vrai, c’était autre chose, comme si mon cœur s’en allait et que sous mes pieds s’effondrât la terre. Ils me lièrent les bras ; quelqu’un dit au prêtre : Tout est prêt. Je sentis encore une fois, je vis,… et ce fut la sensation dernière. Tout ce que je me rappelle à présent me paraît un songe : des lumières éclairant les chaudes ténèbres des souterrains de la prison, l’immense foule qui couvrait la rue, les fenêtres et les clochers peuplés d’une multitude étrange. Je vis de loin l’église, j’entendis le glas de la cloche funèbre. Je me rappelle aussi la couleur du ciel et plus vivement la croix noire, les roulemens interrompus du tambour, et encore le gibet, la pluie, et cette foule accrochée aux toits, figures singulières et curieuses. Un murmure confus se répandit dès que j’apparus. Jamais, jamais je n’avais vu les objets si éclatans, jamais mon regard n’avait en un éclair embrassé tant de choses ; mais ce ne fut qu’un éclair. Le prêtre, les moines blancs, la coiffe blanche, l’échafaud, la corde, ne furent rien pour moi. Des ténèbres de mort m’enveloppèrent, et je ne vis plus. »


Dans ce vif mouvement lyrique et parmi ces chanteurs si divers passa indifférent, isolé, presque inaperçu, Giacomo Leopardi de Recanati. « Philologue à seize ans, philosophe à vingt, poète à vingt-cinq, vieillard à trente et mort illustre à l’âge où l’on commence à vivre, Leopardi a laissé le plus magnifique monument de beau langage et de poésie qui, depuis trois siècles, eût illustré la terre des morts[1]. » C’est à Naples qu’il écrivit ses derniers chants. Condamné par une de ses maladies (il en avait deux mortelles) à passer l’été sur « la croupe désolée du Vésuve, » il y voyait fleurir

  1. Voyez l’étude sur Leopardi dans la Revue du 15 septembre 1844.