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qui nous manquent, et où notre imagination se réfugie si volontiers pour se sauver des misères du présent, la plupart des contemporains n’en parlent que comme du règne des traitans et des maltôtiers.

On nous dit encore que de nos jours les caractères se sont abaissés, on nous fait honte des petitesses et des défaillances dont notre histoire politique est pleine, et je confesse qu’il est bien difficile de n’en pas être confus ; mais les caractères étaient-ils beaucoup plus fermes dans ces temps que nous retracent les lettres de Cicéron ? Y avait-il autour de lui, dans le parti le plus honnête, bien des gens qui n’eussent pas quelque faiblesse à se reprocher ? Et Brutus ou Caton n’avaient-ils pas raison de mépriser la plupart de ceux à côté desquels ils étaient forcés de combattre ? L’époque de Louis XIV a été moins soumise à ces révolutions politiques où se perdent tant de caractères qui étaient faits pour le repos, et cependant que d’intrigues honteuses et de coupables compromis ne cache pas cette décence extérieure dont tout est couvert ! Cette aristocratie qui nous semble de loin si distinguée et si séduisante, il ne faut pas la regarder de trop près pour l’estimer encore. Elle perd beaucoup à être vue dans les antichambres de Louis XIV. Comme celle de Rome au temps de Cicéron, elle était complètement ruinée. Le luxe, la vanité, les plaisirs coûteux avaient mis le désordre dans les plus grandes maisons. On n’en voit presque pas une, de celles qui paraissent dans les lettres de Mme de Sévigné, qui ne soit réduite aux expédiens pour vivre. Or l’expédient le plus facile et le plus sûr était de tendre la main au roi, et on le faisait sans honte. Versailles était peuplé d’une foule de gentilshommes sans ressources, de pauvres diables de qualité, comme les appelait Bussy, prêts à toutes les bassesses pour obtenir quelques écus, empressés à offrir au roi leur sœur comme Rohan, leur nièce comme Villarceau, ou leur femme comme Soubise, assidus à lui faire leur cour « pour se trouver sous ce qu’il jette » quand il distribue ses libéralités ou plutôt ses aumônes, et osant écrire sans rougir : « Je lui embrasserai si souvent les genoux, que j’irai peut-être jusqu’à sa bourse[1]. » Quand on voit de près leurs manœuvres et leurs cabales, cette lâche servilité pour les ministres tout-puissans, cette arrogance pour les ministres disgraciés, ce siège en règle qu’ils font tous les jours de la générosité de leur maître, on comprend ce mot amer qu’écrivait l’honnête Mme de La Troche à son amie Mme de Coulanges : « J’arrive de Versailles, où j’ai été huit jours. Je voudrais vous pouvoir bien représenter tout ce que, j’y ai vu de bassesses, d’empressemens et de jalousies. J’en méprise le genre humain. »

  1. Cette phrase est de Bussy ; elle parut si basse aux premiers éditeurs de ses lettres qu’ils en rougirent pour lui et qu’ils la remplacèrent par celle-ci : « J’irai peut-être jusqu’à son cœur. »