main, les sociétés n’avancent pas autrement que par ce double procédé, — passion de quelques-uns qui s’exalte et tourne au génie, prenant un aspect de la vérité pour la vérité même, — bon sens de tous séduit au point d’écouter, mais non au point de prendre la partie pour le tout.
Le livre de M. Littré, nous l’avons dit, est une biographie autant qu’autre chose, et cette biographie paraîtra peut-être à beaucoup un accessoire dont on n’a que faire. A quoi bon, diront-ils, nous raconter la vie d’un savant, d’un inventeur? La vie d’un pareil homme, c’est sa pensée. M. Villemain nous parle quelque part de Gibbon quittant l’Angleterre pour aller vivre, c’est-à-dire pour aller lire à Lausanne. Cela est spirituel et d’un grand sens. On peut se demander en effet ce que devient la routine de l’existence parmi les aventures et les poursuites où s’acharne le penseur. Est-ce qu’il ne vit pas ailleurs que dans nos limites vulgaires de temps et d’espace? Qu’importe à celui dont le front touche les cieux ce qui se passe à ses pieds? S’il y regarde, ce sera pour en faire un objet d’art, et de son art, s’il vous plaît; l’argile où il s’embourbe deviendra entre ses mains une figure de l’idéal où planent ses pensées. Poète, il chantera son exil, sa pauvreté, comme Dante, comme Milton. Sa patrie et son aliment, c’est sa pensée. Ce n’est pas que j’admire précisément cette faculté poétique de chanter ce qu’on souffre. Je ne puis croire qu’ils souffrent beaucoup, qu’ils aient le don des émotions profondes, ces inspirés mélodieux de la douleur. Je trouve mauvais qu’ils s’en fassent une inspiration, qu’ils publient leur peine, et je les accuse de monter sur les planches, quand ils devraient être retirés au plus profond d’eux-mêmes pour trouver dans leur douleur de quoi s’amender et se fortifier, de quoi agir enfin, ce qui est un devoir tout comme de chanter; mais ils n’ont peut-être en eux que du chant : il ne faut pas leur en demander davantage. Je veux bien les prendre pour sincères et admirer ce que je ne comprends pas. Soit; il y a des êtres ainsi faits qu’ils vivent dans leur pensée, dans leur imagination; rien ne monte jusqu’à eux de ce qui contrarie ou abat les autres hommes : ils laissent tomber ces misérables soucis tout comme le Pensiero de Michel-Ange laisse pendre un de ses bras; toute la vie de ce marbre est à la tête.
Passe pour un marbre, direz-vous; mais après tout il pourrait bien y avoir un homme sous le penseur. Le plus intellectuel, si haut qu’il monte, est à la chaîne de son corps; il est bien obligé çà et là de mettre pied à terre, où l’attendent quelquefois des furies qui brisent sa pensée, quelquefois des muses fatales, comme dit Corinne, pour la voiler et l’ensevelir. Il ne faudrait pas lui dire à ce moment comme aux captives de Sion : Chantez-nous donc un de