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tout point M. Littré, quand il porte témoignage de la science universelle et profonde d’Auguste Comte. J’admets avec lui la grandeur, le génie même, s’il y tient, de ce novateur. M. Comte aurait pu faire à lui seul une encyclopédie des sciences, ce qui n’est pas, à cette heure de développement scientifique, une mince distinction ; mais son œuvre est encore plus considérable : il a fait la classification des sciences et la philosophie de chaque science, de façon à mériter les suffrages des savans spéciaux. Peu d’esprits ont laissé de telles marques d’eux-mêmes. Toutefois, prenant l’ensemble des sciences, qu’il venait de coordonner et d’expliquer du plus haut, pour une science nouvelle et à part, sui generis, il a commis une première erreur : c’en est une seconde, et encore plus grave, d’avoir considéré cette prétendue science comme la borne et la satisfaction absolue de l’esprit humain. Quand Auguste Comte aurait montré l’unité des lois qui gouvernent la nature et la société, quelque chose resterait encore à éclaircir ou du moins à poursuivre au sujet de l’individu et de sa destinée, et ce quelque chose, qui nous fuira peut-être toujours, ne laissera jamais l’esprit humain s’arrêter et se borner aux démonstrations les plus complètes de l’ordre physique ou social. Néanmoins un homme ne cesse pas d’être grand lorsqu’il se trompe, cet homme fùt-il un esprit, un penseur, faisant profession de découvrir la vérité. Qui est-ce qui ne s’est pas trompé, non-seulement parmi les plus grands hommes livrés à leur sens individuel, mais parmi ces collections de grands esprits, parmi ces élites humaines où se fait le travail des religions ? Tenez les religions pour divines, elles n’en ont pas moins des instrumens et des interprètes humains, ce qui leur vaut l’erreur dans le dogme au dire de quelques-uns, l’erreur du fanatisme et du carnage au dire de tous.

Tout ce qu’on peut demander à l’esprit le plus puissant, c’est d’apercevoir une partie de la vérité et de la montrer avec assez de relief pour l’introduire dans les intelligences, y déposant le germe d’une de ces solutions moyennes que dégage l’humanité parmi les infatuations et les utopies plaidées à ses oreilles. Peut-être le progrès n’a-t-il lieu qu’à cette condition éclectique. Je ne dis pas qu’une idée fasse bien d’être fausse et qu’elle tire de son erreur quelque avantage; mais, en tant que fausse, elle est exclusive, absolue, et par là elle est passionnée : or par la passion elle a le don de l’éloquence, qui seule arrive au cœur des hommes. Comparez donc au bouddhisme, au mahométisme, même au stoïcisme, le sermon sur la montagne! Il importe que chaque idée se donne pour unique, pour excellente : si elle n’avait pas cette foi en elle-même, elle n’aurait pas cet éclat d’expression par où elle persuade ce qu’elle a de vrai. Étant donné les bornes et l’imperfection de l’esprit hu-