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montre dans le principe auquel nous avons foi un principe qui possède et gouverne toutes les existences, le fond et la règle nécessaire de toutes choses. Il n’est pas clair que sur l’aile de notre croyance nous puissions atteindre quoi que ce soit en dehors de nous, l’infini par exemple : l’identité de ce que nous croyons et de ce qui est pourrait bien être une simple supposition, une pure illusion de notre esprit.

Tel est le doute de Kant, qui met à mal, j’en conviens, une infinité de croyances ; mais un de ses compatriotes, Henri Heine, s’est emporté devant ces ruines à un excès de lyrisme révoltant : il lui échappe de dire qu’Emmanuel Kant, « ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre. » Ce n’est pas tout, il use de l’apostrophe, et contre nous encore ! « À vrai dire, vous autres Français, vous avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d’honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté, et il se démenait d’une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide ; mais s’agissait-il de l’Être suprême, il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet… Quant à la Critique de la raison pure, ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le dieu des déistes. »

Cette jactance est insoutenable. Comme s’il dépendait du plus fin ou du plus hardi penseur de ruiner l’esprit humain, et d’attenter soit à son pain quotidien, soit à certaines perspectives encore plus vitales !… Vous pouvez bien dire à l’esprit humain qu’il ne contient dans sa faculté la plus haute, appelée raison pure, que des principes bornés à l’homme : vous pouvez lui dire encore, concédant l’immensité, l’universalité de ces principes, qu’ils sont stériles et logiquement improductifs d’un Dieu personnel ; mais ne croyez pas l’avoir dépeuplé pour cela de toute croyance valable. S’il y a dans notre raison ou dans un coin quelconque de notre esprit une vue de l’avenir humain aussi spontanée que le sont toutes nos vues présentes, nous devons croire à ce témoignage, tout comme nous croyons à nous-mêmes, à ce qui nous entoure, à ce qui nous attire, à ce qui nous oblige, et qui nous est attesté de la même manière, car la spontanéité dans la perception est la marque du réel dans les choses : c’est la trace et l’effet des choses dans notre esprit ; c’est le