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romans : nous ne pouvons prendre intérêt qu’à la réalité. Les aventures et les scènes les plus variées, les plus imprévues, ne nous attachent que par le théâtre humain où elles se déploient, par les sentimens humains qui en sont les vrais personnages, les vraies catastrophes. Un roman purement fantastique serait illisible, en supposant qu’il fut possible. Milton a peint des diables d’un grand intérêt; mais il a commencé par les animer et les remplir de sentimens humains, de ceux qu’il connaissait le mieux. Peut-être avait-il vu des démagogues pareils à son Satan, une fortune que je lui envie! Toujours est-il que ce fond humain de sa fiction en a fait passer le merveilleux, le surnaturel, et il n’en est pas autrement soit de la Divine Comédie, soit de Peau d’Ane, qui charmait La Fontaine. Sans doute l’idée d’une autre vie comporte sa part de roman. On peut imaginer une grande diversité de peines et de récompenses dans une autre vie; mais ce roman n’aurait rien d’agréable et même rien d’intelligible, si l’on ne portait en soi, comme un fond solide à l’épreuve de toutes les broderies, le sentiment de cet avenir, de cette réalité future.

Ainsi le plaisir inhérent à la notion d’une autre vie nous démontre et le caractère instinctif de cette notion et la réalité de ce qu’elle nous découvre, sa destination, son appropriation à notre nature. Toutefois nous avons dit, pour établir, pour reconnaître en nous cette notion comme un instinct révélateur, que cette notion était universelle et que le monde en avait toujours été possédé. Or pouvons-nous compter solidement sur cette base historique, sur ce point de fait? Des érudits, des voyageurs vont peut-être me dire que certains peuples anciens ou modernes, que certaines tribus de l’Australie et de l’Océanie n’offrent pas le moindre symptôme de cette croyance. Un savant qui n’a négligé aucune occasion de faire le tour du monde (il l’a fait jusqu’à trois fois) m’en a rapporté cette observation... avec laquelle il était peut-être parti.

Qu’on me permette de négliger les sauvages, assez difficiles à confesser. Puis-je croire qu’un étranger, un suspect, un ennemi, mettant pied à terre dans leur île, saura lire en eux et malgré eux, à cette profondeur, à travers l’obstacle des idiomes et des méfiances? Parlons plutôt des Juifs, où réside toute la délicatesse de ce sujet. Si les Juifs étaient capables de faire échec à pareille idée et de ruiner par quelque grossièreté de doctrine tout ce qu’on vient d’établir sur cette base, on saurait que penser désormais de ces Sémites si vantés comme créateurs excellens de religions, comme inventeurs et propagateurs de théologies; mais le moyen d’admettre une telle incroyance de leur part? Quoi ! ils auraient inventé trois religions, et ce commencement de toute religion leur serait étran-