Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/880

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouve en effet la preuve de notre individualité ; mais quand je pense, malgré moi en quelque sorte, à des choses qui m’attirent, là aussi bien est la preuve de ce qu’il y a en nous de relatif et des choses auxquelles nous sommes relatifs. Ma pensée, instinctive et involontaire qu’elle est à ce moment où le moi ne fonctionne pas, prouve ces choses et ces êtres, ce non-moi, tout comme ma respiration prouve l’atmosphère. On n’échappe à cette conclusion que par le scepticisme absolu, une doctrine qui, tandis que vous apercevez dans l’univers un ensemble puissant et varié d’êtres, de forces, de lois, n’y voit que la pensée de l’homme et l’incessante illusion de cette pensée. Énoncer un pareil système, c’est le réfuter.


II.

Je pourrais ici me répandre en commentaires et en détails qui ne seraient pas superflus assurément, mais prématurés. Avant tout, il faut répondre à l’objection qui s’élève avec une certaine véhémence dans l’esprit du lecteur. — Quoi! l’homme est fait pour la vérité! Mais alors dites-moi donc un peu de quelle vérité procèdent tant de roueries, d’impostures, de mensonges et de scélératesses variés qui composent le train ordinaire des choses humaines! — Je réponds que tout cela procède d’une vérité que l’on déguise, que l’on viole, que l’on outrage, mais que l’on n’ignore nullement. Tout cela signifie que l’homme est double, et que des principes contraires, des forces ennemies, se disputent en lui sa volonté. Don Juan, tout en remplissant sa fameuse liste, n’ignorait aucun des commandemens de Dieu, surtout le don Juan de Molière, qui trouvait aux inclinations naissantes un charme inexprimable. Faillir n’est pas toujours se tromper. Video meliora proboque, détériora sequor; il n’y a rien de plus immémorial dans l’humanité que cette lumière et cette misère de Médée. L’assassin ne croit pas plus à son droit sur la vie des passans que l’Arioste ne croyait à ses hippogriffes. Cela est si vrai qu’on applique la loi pénale au malfaiteur sans avoir pris la peine de la lui enseigner : il est réputé la savoir d’une science naturelle et innée. Ni le crime, ni le mensonge, ni la fiction ne sont des erreurs : on ne se trompe pas quand on est sciemment en dehors de la vérité. Qu’est-ce donc que l’erreur? Il faut la définir pour la reconnaître, s’il y a lieu, dans la notion d’une autre vie, et, dans le cas contraire, pour nous livrer sans réserve à cette croyance et à tout ce qu’elle a de force et de douceur.

« Il y a erreur dans nos jugemens, dit Descartes, toutes les fois que nous ne retenons pas nos affirmations dans la limite de nos connaissances. » Il reste à savoir (car cet axiome est plus élégant