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perspective n’est pas sans stimulant ni même sans grandeur. Vous êtes, il est vrai, d’une espèce supérieure à tout ce qui peuple cette planète : aussi vous arrive-t-il ce qui n’arrive à aucune autre, ta transmission et l’éternité des idées. Ce trait souverain constitue et même récompense une espèce supérieure. Ce n’est pas peu de chose que cet effet de sa supériorité; peut-être n’en est-il pas d’autre. Il vous semble odieux et intolérable que cette puissance, cette flamme d’esprit qui est en vous, s’éteigne à jamais. Rassurez-vous, elle survivra dans la lumière qu’elle a jetée, c’est là l’essentiel, car cette puissance ne valait que par certaines de ses œuvres; elle était en soi inégale, intermittente, faillible même. Si ce qu’elle a de radieux et de pur ne s’éteint pas et court allumer le flambeau ailleurs, que pouvez-vous demander de plus?

— Mais, dites-vous, j’ai besoin de croire à une autre vie! — Eh bien! ce besoin vous quittera, comme le besoin de croire aux astrologues, aux sorciers, aux démoniaques, a quitté vos pères. Vous ne m’en ferez pas accroire avec vos aspirations infinies, avec votre soif des choses éternelles. Romans que tout cela, ou lecture de romans, réminiscences d’Obermann et de René!... Le fait est que vous vivez dans le présent, perdus et absorbés dans les vétilles de chaque jour. Voilà votre aliment quotidien. Le reste, si terrible qu’il soit, traverse votre esprit sans plus de trace ni de consistance qu’un nuage. Montrez-moi donc un homme mettant à profit la leçon qu’il a reçue près du lit de mort de son père ! En connaissez-vous beaucoup qui songent à faire quelque chose, à se préparer un bon souvenir, un viatique pour cet affreux défilé où l’homme éperdu grince des dents et se rejette en arrière? Je ne sais ce qu’il a vu : est-ce le néant? est-ce la face irritée d’un dieu? Mais il y a trois mille ans que cela s’appelle agonie, et le mot est bien trouvé, ce qui n’empêche pas les hommes de courir au divertissement, à la bagatelle. Voyez donc René, dont nous parlions tout à l’heure, d’une autre taille (souffrez cette insinuation) que la plupart de nos mélancoliques. Son ennui est profond, mais surtout quand il n’est ni ministre ni ambassadeur. René s’adonne passionnément aux calculs et aux malices de son amour-propre. C’est un lettré dans toute la misère du mot, il a laissé des mémoires pleins de rage, qui n’ont rien de commun avec Epictète ni A Kempis. Quand tels sont parmi nous les plus intellectuels, les plus réfléchis, les plus grands, pour tout dire en un mot, jugez un peu des autres ! Connaissez-vous mieux, vous n’avez pas la force des grandes solutions, cela est évident; il y a plus, vous n’en avez pas même le souci. Cela vous échapperait; mais cela ne vous attire même pas. L’égoïsme, dont vous êtes faits dans l’intérêt de votre conservation, et qui est le goût de la vie, est par cela même