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comme Ruysdaël a représenté les environs d’Amsterdam et de Harlem ou Bakluysen les eaux du Zuyderzée, — rien de mieux. C’est par une contemplation familière des objets qu’on arrivera sûrement à en faire revivre la physionomie et à en dégager le sens; mais il n’est pas nécessaire pour cela de se réfugier dans des lieux ignorés du vulgaire, de se faire l’hôte des déserts ou des sommets. Il suffit de savoir choisir et de bien voir là même où les yeux d’autrui sont le plus accoutumés à regarder. Les motifs qui ont défrayé tous les paysages de Poussin et de Claude le Lorrain se retrouvent dans un rayon de quelques milles autour de Rome. Plus récemment, parmi les maîtres paysagistes français qui se sont fixés en Italie depuis Didier Boguet jusqu’à Chauvin, aucun ne s’est avisé d’aller à grand’peine demander aux pentes bouleversées de l’Etna ou au cratère du Vésuve les secrets d’un beau qui se révélait de lui-même dans les campagnes du Latium et sur les coteaux de Tivoli. Si, à l’époque où Poussin habitait l’Italie, la merveilleuse grotte d’azur à Capri eût été découverte, il est au moins probable qu’il se fût bien gardé d’en faire le sujet d’un de ses tableaux, comme, s’il eût vécu en Savoie ou en Suisse, il eût admiré sans les peindre la Mer de Glace ou la Jung-frau pour s’emparer des sites plus restreints, mais plus dignes de l’art, qui s’échelonnent à la base.

Dira-t-on que Poussin lui-même n’a pas refusé toujours d’entrer en lutte avec les scènes de désolation et de violence, qu’il a entrepris par exemple de représenter le déluge, et que la peinture d’un pareil drame ne laisse pas apparemment d’autoriser ses successeurs à traiter des sujets moins vastes et à tous égards moins terribles? Qu’on ne s’y méprenne pas toutefois. Pour exprimer l’immensité du désastre ou plutôt pour nous la faire pressentir, le sage maître s’est contenté de réduire à des formes épisodiques, mais significatives, le spectacle des ravages universels. Ce qu’il montre à nos yeux n’est pour lui qu’un moyen de stimuler l’essor de notre imagination, d’associer si bien celle-ci à sa propre pensée et à ses intentions secrètes, qu’elle en complète l’expression au-delà du cadre tracé, et qu’elle devine avec certitude les caractères d’un ensemble absent sur la foi que lui inspire l’énergique vraisemblance de quelques détails. C’est à l’aide de semblables réticences qu’un peintre de batailles satisfera aux conditions épiques de sa tâche. Une poignée d’hommes aux prises, dans toute la fureur du combat, comme les Cavaliers de Léonard ou comme les soldats que Gros a groupés sur le rivage d’Aboukir, nous donnera mieux l’idée d’une action générale que si le peintre, à l’exemple de Carle Vernet dans la Bataille de Marengo, en avait signalé les divers mouvemens stratégiques et retracé tous les aspects. En nous représentant telle scène grandiose de la nature, un paysagiste à son