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le talent obéissait à de sages défiances, à un sentiment judicieux de ses propres forces. Sans doute, comme tout autre genre de peinture, la peinture de paysage a le droit de se prendre même à ce qui est irrégulier pour nous faire pressentir le beau et l’infini, sans doute il lui appartient de traduire autre chose que des réalités en bon ordre et de nous dénoncer la main de Dieu jusque dans les témoignages apparens de ses caprices; mais il ne faut pas qu’en prétendant relever l’empreinte de cette main divine, elle s’arroge le privilège d’en contrefaire toutes les œuvres; il ne faut pas qu’à force d’humilier notre imagination devant les inconcevables prodiges, elle la désintéresse de la beauté simple, des phénomènes à notre taille, du vrai dans ses rapports avec nous. Au point de vue de l’art, les objets naturels ne sauraient comporter seulement la signification qui résulte du fait même de leur existence, si éloquent d’ailleurs que soit ce fait: ils recèlent encore une vie indépendante en quelque sorte de leurs apparences. C’est à l’artiste d’accepter celles-ci, non pas comme les manifestations d’un beau formel et une fois exprimé, mais comme les élémens et les signes d’un autre beau correspondant aux besoins de la pensée humaine, à ses facultés, à ses habitudes même, et permettant au sentiment personnel d’intervenir dans l’imitation de la réalité. Or comment des types sans proportion d’aucune sorte avec les moyens d’analyse et d’assimilation pittoresques autoriseraient-ils cette intervention ? Pourquoi essayer de développer un thème déjà trop vaste en soi ou d’en corriger la lettre au point d’en anéantir l’esprit? De deux choses l’une, ou les glaciers et les rochers énormes de la Suisse devront être transportés sur la toile à l’état de pures effigies, et alors le rôle du peintre se réduira à celui d’un appareil photographique, ou bien les modèles donnés serviront de prétexte à je ne sais quelles fantaisies où l’imagination pittoresque se compromettra par ses licences et ne laissera rien subsister du vrai. Il faudra opter entre l’abandon et l’abus de l’art, entre la véracité niaise du daguerréotype ou de l’imagerie et ces mensonges fantasmagoriques dont les compositions de l’Anglais Martin ont popularisé l’emploi. Dans un cas comme dans l’autre, les résultats demeureront en dehors des exactes conditions de la peinture. Le mieux eût donc été de ne pas s’attaquer à des scènes qu’on ne peut ni rendre littéralement sans rester en-deçà du but, ni essayer de réviser ou d’embellir sans s’aventurer fort au-delà.

Faut-il conclure de ces observations que Calame mérite les reproches de la critique pour avoir préféré aux lointains exemples les modèles fournis par la contrée natale? Une pareille conclusion serait une injustice et une erreur. Qu’un artiste suisse étudie et reproduise la nature de la Suisse, comme les Carrache et le Dominiquin se sont, dans leurs paysages, inspirés de la nature italienne,