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songeait, — ses lettres l’attestent, — qu’au parti que les maîtres auraient pu tirer de cette nature de la Suisse dont le souvenir le suivait partout et à la gloire de laquelle il devait vouer sa vie. « Si les grands artistes des temps passés, écrivait-il, eussent vécu dans nos Alpes, la peinture alpestre serait créée; elle aurait ses adeptes... Tout ce qui est grand, noble, poétique, est compris par des artistes d’élite pour lesquels les difficultés de l’entreprise ne sont qu’un appât de plus. » — Soit : à cela pourtant il serait aisé de répondre que les maîtres, en recherchant ici a le grand et le noble, » eussent couru le risque de rencontrer surtout le colossal et l’extraordinaire, que, dans la représentation des objets naturels, ils entendaient bien plutôt dégager de leur propre pensée le beau et la poésie que laisser ces objets figurer comme signes d’eux-mêmes et nécessairement envisagés comme beaux, qu’enfin, s’ils comprenaient tout, ils n’avaient garde de tout rendre. En reculant sagement devant des difficultés que l’art n’a ni le devoir d’aborder, ni le pouvoir de vaincre, ils eussent prouvé une fois de plus la sûreté de leur goût, la légitimité de leurs préférences. Toujours est-il qu’après s’être imposé une tâche au moins périlleuse, Calame eut le mérite de la poursuivre avec un succès relatif, avec un zèle dont il convient d’honorer l’énergie patriotique et la constance.

Il semble au surplus que l’entreprise tentée par Calame ait eu en Suisse, et particulièrement à Genève, le caractère d’une révélation, si l’on compare à l’enthousiasme qu’elle excita de nos jours l’indifférence des époques précédentes pour les principes qui devaient l’inspirer. Au XVIe siècle, sous la sombre influence de Calvin, le silence des lettres et des arts en face de la nature, le désintéressement, l’oubli même chez tout le monde des grands spectacles qu’elle donne, sont des faits aisément explicables. Le temps n’était alors ni aux contemplations paisibles ni à l’amour des belles réalités. De bien autres passions possédaient les cœurs dans ces jours sinistres où Genève voyait se dresser l’échafaud de Jacques Gruet ou le bûcher de Michel Servet. D’où vient pourtant qu’à des époques moins tourmentées, au XVIIe siècle et dans la première moitié du siècle suivant, les plus admirables paysages de la Suisse paraissent tout aussi étrangers aux inspirations des écrivains et des savans, tout aussi muets pour l’imagination de ceux dont ils frappent les yeux chaque jour? Qui sait même si les regards ne sont pas alors plutôt fatigués que distraits? On a remarqué que la plupart des maisons de plaisance bâties autrefois sur les bords du lac de Genève, c’est-à-dire dans un des lieux du monde où la vue est le plus inévitablement étendue et belle, sont comme emprisonnées au fond de quelque pli de terrain ou situées de telle sorte qu’elles se dérobent à elles-mêmes le spectacle dont on jouit à quelques pas