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si ses pièces, en un mot, ne sont pas des pièces, mais une série de scènes, d’épisodes ajustés les uns au bout des autres, M. Sardou est du moins l’homme des éclairs furtifs et des riantes échappées de vue dramatique. Il a comme une provision de jolis diamans qu’il incruste dans telle pierre commune qui autrement serait sans valeur. La lassitude menace-t-elle de s’emparer de vous et le froid de gagner votre esprit, il vous ouvre bien vite un jour sur un horizon coloré de soleil ou de verdure, puis aussitôt referme la fenêtre. Vous en voulez à la main brutale qui vous dérobe ainsi le spectacle de cet azur et de cette fraîcheur; mais vous en avez assez entrevu pour que le rayon tombé dans votre âme y laisse courir une lumière.

On s’explique donc le succès qu’obtiennent à la scène les comédies de M. Sardou. Son talent n’est pas de ceux qui font brèche et emportent les âmes d’assaut : ces conquêtes de haute lutte sont le privilège des esprits absolus et originaux qui ne procèdent que d’eux-mêmes. M. Sardou, lui, se glisse en vous par mille ouvertures imperceptibles, et il vous pénètre à la longue et à votre insu. Pour peu que vous n’y songiez, vous serez tout à l’heure imprégné de ce talent leste et fluide; couvrez-vous donc de votre jugement comme d’un bouclier, tenez éveillé en vous ce sens exquis et délicat qui recherche l’art et l’apprécie, car l’esprit de M. Sardou fait un siège en règle de vos facultés, et en résumé, avec sa verve intarissable, sa parfaite entente du détail, il possède plus que personne le don d’amuser ce public vague et sans préférences littéraires, dont l’oreille et l’âme s’emplissent volontiers d’un cliquetis de mots et de péripéties purement scéniques.

Qui sait si cette puissance d’un ordre secondaire n’eût pas pu devenir en M. Sardou la véritable force comique dans toute l’acception du mot? Mais l’auteur, amorcé par un succès trop rapide, s’est maintenu volontairement dans de certaines sphères dramatiques, en ajournant l’effort pénible qui l’eût fait monter vers les hautes régions. Pourrait-il désormais prendre son essor à sa volonté? Le souci de l’art ainsi différé, n’est-ce pas la cognée mise à la racine de ses plus belles facultés? Que si nous sommes dans l’erreur, c’est à M. Sardou de montrer, en s’attaquant définitivement à une œuvre d’art, que ce long sacrifice de sa plume, cette imprudente inféodation de sa verve trop complaisante aux petits goûts passagers du jour, n’a pas étouffé ses meilleures aptitudes natives ni corrompu sans remède les plus saines énergies de son tempérament dramatique.


JULES GOURDAULT.


V. DE MARS.