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fait plus : ils se sont engagés à payer les dettes du père de Jenny, et, pour ménager la fierté de l’orpheline, ils ont couvert d’une ruse délicate l’expansion de leur gratitude. — Vous êtes riche, Jenny, nous gardons le dépôt de votre héritage ! Demandez, agissez ici à votre caprice : âmes et choses, tout est à vous sans réserve. — Mais ce fardeau de la reconnaissance, qui paraît d’abord léger aux Renaud, ne tarde pas à peser lourdement sur leurs épaules. Le second mouvement s’opère dans leur cœur. A l’acheteur des créances Valin, ils n’offrent plus qu’un dividende dérisoire, et quand leur fils Henri, séduit par la noblesse d’âme et les grâces modestes de Jenny, refuse d’épouser l’héritière Boutin, alors les actions de grâces si bruyantes se changent en malédictions contre le bienfaiteur défunt et sa fille. Tout à l’heure, quand le caissier des Renaud aura pris la fuite et que leur ruine, leur faillite sera imminente, ces âmes sans consistance reviendront aux instincts généreux et à leur tendresse pour Jenny : l’orpheline alors reprendra aux yeux de Mme Renaud ces ailes d’ange que lui ôtent et lui rendent alternativement les accès de bonté ou de rigueur de la capricieuse belle-mère. Ce n’est pas tout; dans une heure d’épanchement subit, Jenny se verra fiancée à celui qu’elle aime, à Henri. La comédie finit-elle ainsi? Non, le point noir reparaît bientôt à l’horizon : Boutin, l’homme d’affaires, est venu proposer au drapier un marché honteux et ridicule au moyen duquel celui-ci pourra éviter la ruine; il n’en faut pas tant pour retourner encore une fois l’âme et les intentions de ce couple faible et intéressé. M. Renaud, il est vrai, ému de pitié par la douleur des deux enfans, interpose enfin son autorité, et se résigne à une faillite qui assure le bonheur d’Henri et de la jeune fille; mais qui sait à quel va-et-vient de sentimens ce cœur était encore réservé, si le retour inattendu du caissier prévaricateur et repentant ne venait rendre soudain le devoir aimable et la joie facile, même à l’intraitable belle-mère?

La série de ces fluctuations, cette houle de passions et de désirs est rendue par M. Pailleron avec des saillies très heureuses et des nuances finement colorées, qu’ont su saisir à merveille deux artistes intelligens. Mme Ramelli, qui vient d’être appelée à jouer désormais sur la scène de la Comédie-Française, et Romanville; mais le passage du premier mouvement au second est visiblement un peu brusque, et il y a péril que la thèse ici ne montre l’oreille. Les honteux sentimens qui prennent naissance dans le secret de l’âme, « cette arrière-boutique » dont parle Montaigne, ne font pas si vite irruption au dehors et sont soumis à une sorte de gestation qui en accroît précisément la portée funeste. La scène, je le sais, se prête mal à l’analyse méthodiquement prolongée des passions et des caractères ; s’ensuit-il que la vieille devise : ad eventum festina, autorise le poète dramatique à faire bon marché des transitions? Les Renaud se sont d’ailleurs avancés bien loin tout d’abord; s’ils ne jouaient qu’une partie, les pentes douces seraient inutiles à leur retour, et l’auteur pourrait couper à pic les faces diverses