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planche, où ce petit, qui reviendrait, apporterait avec lui la famine : cela fait supporter bien des choses. Le père n’en est pas moins père; il ne faut pas se hâter de l’accuser. Qu’on se souvienne aussi que l’apprenti n’a pas toujours un père pour veiller sur lui. Il y a bien des orphelins et bien des enfans qui, plus malheureux encore, ne savent pas le nom de leur père; il y en a même plus que jamais. Qui protégera ceux-là contre le patron, s’il est inhumain? Voilà une situation vraiment déplorable: un enfant abandonné à un maître qui a sur lui tous les droits d’un père, qui n’en a pas les sentimens, et qui a peut-être intérêt à le surcharger et à le maltraiter[1] ! Oui, certes, il y a des lois; mais qui les invoquera pour ce pauvre enfant? Qui lui dira qu’il peut les invoquer? Quelquefois c’est encore plus triste : l’enfant a un père, et un bon père; tout à coup l’ouvrage vient à manquer dans la ville, l’ouvrier ramasse ses outils, prend son bâton de voyage, va chercher au loin le salaire. Il laisse son fils derrière lui, et dans quelles mains? Il y laisse aussi son cœur.

La chambre de commerce de Paris, en rappelant que 4,523 enfans seulement sur 25,540 ont souscrit un contrat régulier d’apprentissage, ajoute ce qui suit : « En présence des sages dispositions de la loi du 22 février 1851, nous avons constaté avec regret le petit nombre d’engagemens régulièrement intervenus entre patrons et apprentis. » On ne peut que s’associer à ce regret. Ce qui en diminue l’amertume, c’est que, dans les contestations qui se produisent après deux mois révolus, la jurisprudence des conseils de prud’hommes est d’appliquer les dispositions de la loi, même en l’absence de stipulations formelles; mais ce n’est là qu’un remède insuffisant, puisque les décisions des prud’hommes ne peuvent intervenir qu’à propos d’une contestation, et par conséquent lorsque le mal, et un mal souvent irréparable, est déjà fait.

Il est donc à désirer que l’usage des conventions écrites se généralise, et nous pensons même qu’on ne devrait pas se contenter de

  1. M. Auguste Callet, rapporteur de la loi de 1851 à l’assemblée législative, résume en ces termes l’impression que lui avait laissée l’étude des faits : « L’ignorance des parens, la faiblesse de l’enfant, l’avidité du maître, celle des père et mère de l’apprenti, ont engendré des fautes et des violences criantes. On a trop souvent oublié de part et d’autre le caractère moral et le but de l’apprentissage pour en faire un indigne trafic... — Qui d’entre vous, messieurs, dit-il ailleurs, à l’aspect de la dégradation physique de la classe pauvre dans toutes les grandes villes industrielles, qui de vous n’a plaint la destinée de ces pauvres enfans, maigres, pâles, décharnés, et si épuisés déjà qu’on doute presque en les voyant qu’ils puissent vivre jusqu’à l’âge d’homme? En effet, beaucoup de ces êtres étiolés meurent vers l’âge de la puberté; quant à ceux qui vivent jusqu’à la conscription, lorsqu’ils arrivent au conseil de révision, ce sont eux qui forment cette foule de jeunes soldats réformés... »