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la condition même des progrès qui l’ont fait ce qu’il est aussi bien que de ceux auxquels il aspire encore.

La science, pour ne parler que d’elle, devient une fantaisie, un péril, quand elle se place trop manifestement en dehors de ce grand courant moral d’inspiration chrétienne. La science est indépendante sans doute, elle a ses privilèges et ses franchises dans la poursuite de la vérité, comme aussi on peut bien, ce me semble, lui demander où elle va, où elle nous conduit, ce qu’elle pense faire de nous. Ici commence le doute que la Bible de l’humanité n’est certes pas faite pour éclaircir. Franchement, est-il bien vrai qu’en affaiblissant le sentiment chrétien on serve aujourd’hui le progrès et la liberté? Ne les compromet-on pas au contraire, soit par les réactions auxquelles on donne de trop faciles prétextes, soit en énervant dans l’homme la force morale sans laquelle il ne peut ni conquérir ni maintenir cette liberté qu’il convoite sans cesse? On en viendrait ainsi à marcher contre son but. Il ne suffit pas de dire comme M. Michelet : «Il faut faire volte-face, et vivement, franchement, tourner le dos... à ce passé morbide qui, même quand il n’agit pas, influe terriblement par la contagion de la mort... Oublions et marchons!... Marchons aux sciences de la vie... Soyons, je vous prie, hommes, et agrandissons-nous des nouvelles grandeurs inouïes de l’humanité... » Tout ceci est bon à dire. Et moi, je me demande en toute sincérité ce que serait un homme selon le cœur et selon la bible de M. Michelet. Il aurait, selon toute apparence, des facultés très raffinées, une imagination très fertile en métaphores, une intelligence aiguisée et subtile. Il serait on ne peut mieux préparé à goûter les merveilles de la poésie indienne; il décrirait pour l’amusement de ses contemporains un monde de rêves et de fantaisies. Il n’aurait ni le nerf de l’action pratique ni même le sens des choses réelles, et tandis qu’il flotterait dans les nuages de ses hallucinations, la réalité serait envahie par la force et par les passions serviles. J’aime mieux la religion qui a fait Pascal dans l’ordre de la pensée, Hampden dans la vie civile. Ceux qui tentent de telles entreprises de destruction morale ne savent pas quelle place occupe encore dans l’âme humaine cette image du Christ qu’ils veulent effacer, et quel vide, quel effroyable vide, se ferait le jour où ils auraient réussi. Ils oublient ce qu’il y a de fortifiant pour les hommes, pour les peuples qui souffrent, dans ce spectacle lointain d’une simple croix de bois du haut de laquelle la justice prend son vol pour reconquérir le monde.


CH. DE MAZADE.