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Kurde, c’est-à-dire chez un homme qui nous ferait l’effet d’un sauvage, et qui ne sait probablement ni lire ni écrire, cette large et intelligente manière de comprendre les affaires ? En Europe même, bien des gens civilisés ne se seraient-ils pas montrés, dans des conditions analogues, relativement plus avares ? Tous les négocians auraient-ils compris que c’était là un placement avantageux, et qu’une crue inopinée, en arrêtant tous les convois, pouvait un jour ou l’autre faire perdre à l’opulent marchand de bétail bien plus qu’il ne donnait pour construire le pont de l’Halys ?

J’avais eu, trois ans plus tôt, un exemple curieux de la fermeté et du sang-froid que les hommes de cette race savent déployer dans les circonstances difficiles. Dans ces troubles de la Crète qui furent provoqués en 1858 par la mauvaise administration de Véli-Pacha, la ville de Candie, où s’étaient entassés les musulmans effarés et affamés, avait failli devenir le théâtre d’épouvantables désordres. À plusieurs reprises, les Turcs avaient été sur le point de se jeter sur les chrétiens et de les égorger. On aurait eu là, sur une plus grande échelle et dans de bien autres proportions, une répétition des massacres de Djeddah. L’honneur d’avoir prévenu ces scènes affreuses revint, de l’avis de tous ceux qui furent à même de suivre la marche des événemens, à deux hommes de cœur, à l’agent consulaire de France, M. Itard, mort aujourd’hui, et à un pacha kurde qui vivait depuis plusieurs années exilé à Candie, Beder-Han-Bey. Ce personnage avait été longtemps indépendant de fait dans une portion du Kurdistan, où il avait fait régner un ordre inconnu avant lui ; j’entendais parfois raconter de lui par mon cawas des traits de sévérité cruelle, qui faisaient songer au roi de Portugal dom Pèdre le Justicier. Dans la ville de Van, où il résidait le plus souvent, il rendit un jour une ordonnance qui interdisait à tout homme, quel qu’il fût, de franchir en armes une certaine porte de la cité. Peu de jours après arrivait à Van, accompagné d’une troupe de cavaliers, un jeune chef, proche parent du bey et l’un de ses favoris. Les gardes de la porte lui communiquèrent l’ordre souverain ; il ne fit qu’en rire, répondit que pareille défense ne pouvait le regarder, piqua des deux, et se présenta devant Beder-Han-Bey pour lui rendre compte de l’expédition d’où il revenait victorieux. En même temps que lui arrivaient les gardes, qui racontèrent à leur maître comment son édit avait été violé. Sans vouloir rien entendre, Beder-Han-Bey fit couper le poignet au jeune vainqueur, à ce neveu qu’il chérissait ; c’était la peine qu’il avait promis solennellement d’infliger à ceux qui ne respecteraient pas sa volonté. Quand cet ordre si rigoureux eut été exécuté, il témoigna la plus vive tendresse à celui qu’il venait de frapper d’un si dur châtiment ; il le com-