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ger, sur les voyageurs, ramassés en tas au milieu du chemin. Il y eut pourtant un voleur de tué et plusieurs de blessés. Un ou deux Turcs et quelques Grecs de Kaisarieh s’étaient joints au Kurde et luttaient avec lui contre les brigands ; les Arméniens chargeaient les armes et les passaient au Kurde, qui faisait merveille. Ce ne fut que quand une balle l’eut étendu mort avec cinq voyageurs que le combat cessa, et que les brigands dépouillèrent à leur aise toute la caravane.

Cette hardiesse, cette énergie naturelle qui éclatent dans ces scènes de rapine et de meurtre, certains Kurdes savent déjà en trouver un meilleur emploi dans le commerce et les affaires, auxquelles ils appliquent parfois, dit-on, des facultés vraiment remarquables. Un mois après avoir quitté l’Haïmaneh, nous franchissions l’Halys ou Kizil-Irmak. Le fleuve, à l’endroit où aboutit ce qu’on appelle la route d’Iusgat, est divisé en deux bras par une petite île. Sur le bras le plus profond, qui a 18 mètres de large, il y a un petit pont de bois. L’autre bras est moins étroit, mais on le traverse aisément à gué : les chevaux n’ont de l’eau que jusqu’au genou. En hiver, au contraire, le passage devient à peu près impossible quelquefois pendant six semaines ou deux mois ; il faut recourir pour les bestiaux, pour les caravanes, au bac, lent et dangereux moyen de transport. Il est aisé de comprendre combien une pareille situation gêne le commerce. Aussi venait-on, en 1861, de se décider à faire sur l’Halys, au-dessus de Kaledjik, un pont de bois qui devait reposer sur des piliers de brique. Pour ce pont, le gouvernement avait donné 25,000 piastres : les habitans les plus aisés de Kaledjik ont fourni, qui 1,000 piastres, qui 500, chacun suivant ses moyens ; mais le principal souscripteur a été un négociant kurde, un grand marchand de bétail, qui va sans cesse pour ses affaires à Constantinople. Il a versé dès le début de l’entreprise 25,000 piastres, et il a déclaré qu’il en compterait encore 10,000 le jour où il passerait à cheval pour la première fois sur le pont. On comptait qu’il y passerait avant l’hiver.

Ce Kurde, on le voit, porte dans les affaires une décision, une sûreté de coup d’œil qui sont partout des qualités rares. Afin de rendre ses opérations plus faciles et plus régulières, il sacrifie sans hésiter près de 9,000 francs, une grosse somme pour le pays. C’est ce qu’ont fait, toute proportion gardée, nos grands manufacturiers alsaciens, quand ils ont si généreusement contribué aux dépenses de la route qui va de Munster à Gérardmer en traversant le Schlug ; c’est ce qu’a fait dernièrement le commerce de Mulhouse quand il a versé 1 million pour ce canal de la Sarre dont on attend encore l’achèvement. N’est-il pas curieux de trouver en Orient, chez un