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gager, où a été pillé et mis à mort plus d’un voyageur européen, entre autres, en 1829, ce brave et vaillant Édouard Schulz, sur qui la philologie orientale fondait tant d’espérances. Nous n’étions pas à plus de cinq ou six jours de marche de Constantinople, que je tombais, dans le voisinage d’Uskub (l’ancienne Prusias ad Hypium), au milieu d’un campement de Kurdes. Leurs tentes noires de poil de chèvre étaient éparses sous les noyers, parmi les grandes fougères écrasées par le bétail. Ces Kurdes, nous dirent-ils eux-mêmes, ne semaient ni ne moissonnaient ; aucun d’eux ne savait tracer un sillon. Ils n’étaient que pâtres, et ne vivaient que des produits et de la vente de leurs bestiaux. Ils ne connaissaient pas la maison ; hiver comme été, ils vivaient sous la tente : seulement, l’hiver, on couvre de terre le bas de la toile pour arrêter la bise au passage.

Toutes ces familles kurdes qui sont établies par milliers hors du Kurdistan, dans les provinces limitrophes, en sont-elles donc restées ainsi à la vie nomade, et n’ont-elles d’autre demeure que la tente ? Les Kurdes seraient-ils les émules de ces Tartares qui errent dans les steppes de l’Asie centrale, ou de ces Tsiganes ou Bohémiens auxquels il a fallu tant de siècles, dans les pays même les plus peuplés et les plus civilisés de notre Occident, pour se résoudre à essayer enfin de la vie sédentaire ? Non certes. Le sol et les conditions climatériques de l’Anatolie, de la Syrie et de la Perse sont bien plus favorables à la culture que les terres imprégnées de sel, les sécheresses, les longs hivers des plateaux du Turkestan. Les Kurdes, tant qu’ils demeurent dans leur pays, sont laboureurs : ils font dans leurs montagnes, raconte-t-on, des miracles d’énergie et de patience pour cultiver un terrain pierreux, pour retenir l’humus sur des pentes presque verticales, pour y semer et y récolter le blé, pour faucher l’herbe qui pend aux parois des précipices[1]. Les Kurdes ne sont pas non plus dans la situation des Tsiganes. Ceux-ci, la persécution et les préjugés religieux en avaient fait, à ce qu’il semble, des étrangers et des proscrits dans leur propre patrie, et lorsqu’ils se décidèrent enfin à la quitter, répandant partout l’épouvante et partout repoussés et traqués, ils coururent d’un trait jusqu’en Écosse et en Espagne. Ils ne s’arrêtèrent que là où la terre leur manqua. Quand cette course effrénée se terminait à la mer, le pli était pris ; il y avait là je ne sais quelle humeur inquiète qui se

  1. « Auprès de Van, une tribu kurde, les Hékiars, habite de hautes et verdoyantes montagnes qui sont tellement escarpées qu’un bœuf ne pourrait les gravir ; mais comme les plateaux qu’elles portent à leur sommet sont assez fertiles, les Hékiars ont coutume d’y porter sur leurs épaules de jeunes veaux qui, deux ans après, sont attachés à la charrue. » — Amédée Jaubert, Voyage en Arménie et en Perse, p. 140.